Nous vivrons, de Joann Sfar :
carnet de bord depuis le massacre
du 7 octobre 2023

L’auteur du Chat du rabbin a pris des notes depuis l’événement tragique qui a fait flamber le conflit israélo-palestinien. Mêlant témoignages, échanges avec des intellectuels et des historiens, et expériences personnelles, il livre un album de bande dessinée angoissé et traversé d’espoir, étranglé par l’horreur et souriant malgré tout, avide de parvenir à penser un avenir commun.
Par Norbert Czarny, critique littéraire

L’auteur du Chat du rabbin a pris des notes depuis l’événement tragique qui a fait flamber le conflit israélo-palestinien. Mêlant témoignages, échanges avec des intellectuels et des historiens, et expériences personnelles, il livre un album de bande dessinée angoissé et traversé d’espoir, étranglé par l’horreur et souriant malgré tout, avide de parvenir à penser un avenir commun.

Par Norbert Czarny, critique littéraire

Joann Sfar, pour de nombreux enfants, c’est Petit Vampire (Rue de Sèvres) ; pour les adolescents, c’est la série Donjon (Delcourt). Pour nombre d’entre nous, depuis les années 2000, c’est Le Chat du rabbin (Dargaud). Il serait vain d’énumérer tous les titres de ce créateur prolifique, aussi à l’aise dans le roman graphique qu’au cinéma, passionné par l’œuvre de Chagall et joueur de ukulélé, enfant de Nice et grand lecteur de Kessel et Gary, parmi d’autres.

Une exposition lui est actuellement consacrée au Musée d’art et d’histoire du judaïsme (mahJ) et, parmi ses derniers albums, La Synagogue et Les Idolâtres (tous deux chez Dargaud) éclairent son enfance et son adolescence.

Riche de plus de trois cents pages, Nous vivrons relève à la fois du roman graphique et du carnet de notes que l’auteur a voulu consacrer au massacre du 7 octobre 2023 et à ses suites en Israël, afin, écrit-il, de « saisir le réel ». Joseph Kessel lui sert de modèle à travers ses reportages, mais aussi Alexandre Dumas pour son Voyage en Russie, Tintin, « complètement con », selon lui, mais « indispensable », et Corto Maltese, d’Hugo Pratt.

Les Arènes

L’ennemi, c’est l’assassin

Nous vivrons est un album intense, douloureux. « L’ennemi, ce n’est pas le Palestinien ou l’Israélien, ou le musulman ou le juif. L’ennemi, c’est celui qui décide que les enfants ou les civils sont des cibles, écrit-il en propos liminaire. On reste assis et on subit les massacres. Les assassins de tous les camps sont des alliés objectifs. » Joann Sfar reste sur cette ligne, et son livre n’épargne pas plus les auteurs du massacre du 7 octobre que les extrémistes qui, en Israël, attaquent, humilient ou tuent des villageois palestiniens en Cisjordanie. Pour lui, comme pour beaucoup de partisans d’une solution politique négociée et de l’existence de deux États, « Netanyahu est un scientifique du populisme ».

Le sujet de Nous vivrons est dans son sous-titre : « Enquête sur l’avenir des juifs ». Joann Sfar met en lumière la question lancinante de l’antisémitisme, ce mal que l’on croyait en partie soigné. Le 7 octobre a démontré qu’il n’en était rien, et ce dans le monde entier. Avant même que le gouvernement israélien ne réplique, il s’est trouvé des gens pour considérer que l’opération sanglante du Hamas s’assimilait à de la résistance. Sans parler de ceux qui n’ont rien voulu savoir de cette journée, et notamment les intellectuels dont Sfar, dans ces pages, regrette le silence ou la lâcheté.

Journal de bord et recueil de témoignages

Nous vivrons se présente comme un journal dessiné qu’il a tenu à compter de ce jour fatal du 7 octobre jusqu’au 31 décembre, à Paris, à son retour d’Israël où il était parti rencontrer des témoins et des amis. Le dessin est fiévreux, les pages sont quasi monochromes. Joann Sfar dessine et écrit dans l’urgence, comme dans ses divers carnets de notes, par exemple Les Enfants ne se laissaient pas faire (Gallimard), qu’il a consacré à la Shoah par balles l’an dernier, suite à un séjour en Ukraine.

À Paris comme en Israël, il interroge, écoute et s’imprègne des témoignages qu’il rassemble avant de se mettre au travail. Ses dessins sont agrémentés de paroles ou de dialogues illustrés, laissant une large place au spontané. Dans Nous vivrons, Joann Sfar indique des dates, des faits, s’arrêtant de temps à autre pour faire le point sur une notion historique, laquelle est revue et discutée avec des historiens.

Les premières semaines qui suivent le massacre du 7 octobre sont celles d’un sinistre constat : les manifestations d’antisémitisme lui rappellent celles dont il a souffert lors de son enfance niçoise. Celles qu’il a rapportées dans La Synagogue en 2022 : insultes, tags, agressions physiques, mais aussi propos à double sens ou complotiste. À l’époque, le jeune lycéen se battait contre les nervis du Front national ou des groupuscules néo-nazis.

Aujourd’hui, il décrit une population juive inquiète, voire très inquiète. Le massacre du 7 octobre a réveillé ce que l’écrivaine Delphine Horvilleur appelle « des fantômes ». Joann Sfar fait apparaître des similitudes dans Nous Vivrons, où deux dessins font le lien entre la Shoah par balles et les crimes dans un kibboutz : un soldat allemand et un terroriste visent un enfant agenouillé.

Sur la couverture, Joann Sfar a choisi de faire figurer le Haï : ce mot constitué de deux lettres signifiant « vivant » en hébreu, et qui est souvent porté en pendentif.

Joann Sfar évoque plusieurs événements consécutifs au massacre du 7 octobre : à Londres, certaines manifestations pro-palestiniennes donnent lieu à des agressions ; aux États-Unis, des propos ambigus, complotistes ou simplistes se font entendre ; la réalité des viols de guerre est réfutée, niée… Il cite des témoignages insupportables sur les crimes filmés par les terroristes eux-mêmes.

Joann Sfar est parti en Israël mener l’enquête sur ce qui s’est passé le 7 octobre et ce qui en demeure vivace depuis, notamment l’enfermement des otages dans les tunnels de Gaza. Il retrouve des amis à Tel Aviv, se rend dans les kibboutzim qui ont été ravagés par les assaillants, rencontre des témoins, notamment ceux qui ont dû identifier les corps. Le détail des massacres commis lors de la rave party et dans les kibboutz est terrifiant. Le récit qu’en fait Joann Sfar est très précis et sans doute difficile pour des collégiens. Les sauveteurs arrivés sur les lieux du festival organisé à quelques kilomètres de la bande de Gaza ne se sont pas remis de ce qu’ils ont vu. L’auteur s’en tient aux mots, atteignant là la limite de la représentation en images.

Ses rencontres avec des intellectuels, des artistes, qu’ils soient juifs ou palestiniens, vivant à Nazareth ou à Jaffa, permettent de prendre de la distance et de garder espoir. Car, dans ce qu’ils partagent, une forme de légèreté prend parfois le dessus. L’humour, noir ou désespéré, rappelle la force de la vie, montre que les humains se parlent, rient et espèrent, malgré tout.

Résonances personnelles

Se voulant également didactique, l’album revient aux racines du conflit israélo-palestinien. Ce que Joann Sfar écrit de cette histoire montre à quel point les grilles de lecture simplistes sont inopérantes et absurdes. Avec des chercheurs, à Paris comme en Israël, il revient sur le mot « Palestinien », la construction du nationalisme palestinien, ses chefs historiques sur lesquels les paradoxes abondent. Il rappelle que, la première fois que le mot « Palestinien » a été énoncé, c’était par Yasser Arafat, à la fin des années 1950. Enfant, son père lui a appris l’existence de ce mot et de ce peuple.

La dimension personnelle de cet album lui donne une résonance singulière. Évoquer son père ou son grand-père est une façon de prolonger le dialogue avec eux. Le premier, avocat juif algérien, défendait le droit de chacun à l’auto-détermination et considérait la justice comme le seul recours contre la barbarie. Le second s’appelait Haftel, et avait ses origines à Bolechov, en Ukraine. Il représente une figure salvatrice à la fois par la justesse de sa vision et par la force de ses actes : engagé dans la Résistance et les forces françaises ayant combattu jusqu’en Allemagne, il n’a jamais cherché vengeance. Séducteur plein d’humour, il a offert cet héritage du rire à son petit-fils.

Sur les pages de Nous Vivrons, on les voit, Joann Sfar et son grand-père, marchant dans les rues de Nice, croisant des femmes qui n’étaient pas insensibles au charme de cet homme à casquette d’aviateur vissée sur le crâne, et à qui Joann Sfar donne un air de Romain Gary. Il se montre aussi pleurant, aujourd’hui, avec celles et ceux qu’il rencontre en Israël. Il se dessine en plein désarroi, insomniaque, angoissé…

Penser un avenir commun

L’album est également une réflexion sur notre époque. L’émotion et l’instantanéité y triomphent à travers les jugements péremptoires, dans l’anonymat des réseaux sociaux. À bien des moments, l’auteur se désespère, se demandant ce que peut son dessin face, par exemple, à un Kanye West, rappeur à la dérive, qui se vante de haïr les juifs auprès de millions de followers. « Le Hamas, c’est Hitler abonné à TikTok », tance Joann Sfar.

Son album montre au contraire que seules la complexité et la nuance valent dans la compréhension de cette guerre. On s’étonnera donc d’une formule qu’il emprunte à Clément Rosset, son maître avec Levinas, et où il dit : « Dès qu’on approfondit, on quitte le réel », puisqu’il ne cesse d’approfondir lui-même au fil des pages. Notamment vers la fin de l’album où il représente une conversation entre des Israéliens de diverses origines à Jaffa. Il illustre à quel point le pays est traversé de contradictions, à l’opposé de ce qu’on perçoit quand l’horreur occulte tout. Il faut accepter que tout ne soit pas possible à comprendre, ne serait-ce que pour imaginer un avenir commun. C’est peut-être la leçon de cet album. Tout ce qu’écrit Joann Sfar atteste de son espoir, et, souvent, ses dessins montrent que Palestiniens et Israéliens peuvent vivre côte à côte.

N. C.

Joann Sfar, Nous vivrons, Les Arènes, 456 pages, 35 euros.


L’École des lettres est une revue indépendante éditée par l’école des loisirs. Certains articles sont en accès libre, d’autres comme les séquences pédagogiques sont accessibles aux abonnés.

Norbert Czarny
Norbert Czarny