Moman – Pourquoi les méchants
sont méchants
,
de Jean-Claude Grumberg :
remède contre « la blouse »

À la Scala, Noémie Pierre met en scène l’histoire d’une mère et de son fils que les mots bistournés rapprochent et protègent de la guerre, dans une petite cahute pleine de fantômes, de jours vides et de rires. Elle s’inspire d’un texte de Jean-Claude Grumberg initialement pour la jeunesse et vraiment pour tout âge.
Par Philippe Leclercq, critique

À la Scala, Noémie Pierre met en scène l’histoire d’une mère et de son fils que les mots bistournés rapprochent et protègent de la guerre, dans une petite cahute pleine de fantômes, de jours vides et de rires. Elle s’inspire d’un texte de Jean-Claude Grumberg initialement pour la jeunesse et vraiment pour tout âge.

Par Philippe Leclercq, critique

« J’m’énnuie, j’sais pas quoi faire, j’m’énnuie, quoi ! », confie Louistiti à sa Moman, ou « Mamin ». Le soir, le « pyjmaça » revêtu, elle lui souhaite « bonne nouit », avant d’être réveillée par ses peurs d’aller aux cabinets. Des fois qu’il y croise un méchant, lui qui, précisément, aimerait bien savoir pourquoi les méchants sont méchants. Même que ça le rend « nirveux ». « T’es heureuse toi ? », qu’il lui demande. « Moi ? Non pourquoi », s’étonne-t-elle. « J’suis pas encore assez adurcie faut croire. » Elle a, de fait, des coups de cafards qui la font boire, et qui lui filent ensuite « la blouse ».

Entre les deux, la mère et son « chipounet chéri », c’est une drôle de musique qui s’invente, un langage, tout chamarré de néologismes et de mots bistournés, qui les rapproche et les protège. Qui les protège mieux que les pans de tissu qui font comme des parois à la maigre cahute qu’ils habitent. Là, jour après jour, ils dévident leur petite pelote idiomatique, et évoquent la vie, les gens, l’absence du père qui n’a pas payé « l’électrique », le chagrin et les souvenirs de la guerre, de l’obligation pour certains de changer de nom, de devoir se cacher…

Modèle de patience et de courage

Moman – Pourquoi les méchants sont méchants ?, d’après un texte de Jean-Claude Grumberg (initialement destiné à la jeunesse), est l’histoire d’une vie, narrée en cinq tableaux, entre une mère et son fils. Une histoire d’enfance sans père, pleine de fantômes et de jours vides, de questions et de doutes, de rires et de joies aussi.

Ce n’est pas la première fois que Jean-Claude Grumberg, écrivain, dramaturge et scénariste entre autres de Costa-Gavras, parle de sa mère ; il l’a fait dans Maman revient pauvre orphelin (1993) et Votre maman (2012). Bien sûr, assure-t-il, elle « ne parlait pas exactement comme ma moman de papier, et Louistiti, son fiston chéri, ne parle pas comme je parlais. » Son texte, en revanche, parle bien de son enfance et de ce que la vie lui a donné – une mère aimante et complice – et pris – un père, raflé sous ses yeux, puis déporté au camp d’extermination d’Auschwitz.

Le dialogue entre la mère et son « fils unique et préféré » progresse au rythme des « pourquoi » de Louistiti, comme indices de curiosité d’un enfant désireux de comprendre le monde capricieux des hommes. On s’émeut de la patience de la mère, de ses réponses qui sont autant d’aveux de tendresse que de comiques leçons de vie et de courage, de résistance à l’adversité. Et à « la blouse » persistante dont elle sait le remède : « Le matin quand je me lève, j’me donne des grands coups de torchon dans le citron et des grands coups de talon dans le popotin, et pis quand j’ai bien mal, j’m’empêche de pleurer en me pinçant très fort le tarin. »

Théâtre pour petits et grands

Moman est jouée par Hervé Pierre, ex-sociétaire de la Comédie-Française, dont l’œil malicieux et la voix enveloppante sont comme un rêve de douceur maternelle. Est-ce sa voix à elle aussi, ses mimiques, son pantacourt à poches, Clotilde Mollet réussit, pour sa part, à donner l’illusion qu’elle a l’âge de son personnage, un garçonnet à mi-chemin de la Zazie de Queneau et de la Môme néant de Tardieu. La mise en scène dépouillée de la plasticienne Noémie Pierre, fille de l’acteur, a la simplicité efficace des spectacles pour enfants où l’émotion surgit d’un détail, d’un geste discret ou de l’utilisation d’un élément du décor comme accessoire de jeu. La silhouette des personnages forme parfois un petit théâtre d’ombres auquel la musique d’Hugo Vercken et ses notes d’orgue de barbarie donnent un air enfantin de castelet : une manière délicate d’évoquer la fragilité de la relation mère-fils, à l’heure encore intranquille d’immédiate après-guerre.

Créé en 2015, le spectacle pour petits et grands de Moman – Pourquoi les méchants sont méchants ? est d’autant plus émouvant qu’il est, à l’occasion de sa reprise à la Scala (l’ex-cinéma où Grumberg allait jadis avec sa vraie maman), enrichi d’une dernière partie en forme de réflexion inattendue – et ô combien déchirante – sur le passage du temps et ses effets sur les relations d’une mère et de son fils aimant.

P. L.

Moman – Pourquoi les méchants sont méchants ? de Jean-Claude. Grumberg, mise en scène de Noémie Pierre, jusqu’au 19 juin 2024 au théâtre La Scala, à Paris (10e). Avec Clotilde Mollet et Hervé Pierre. Le mardi à 21 h, le mercredi à 14 h et 21 h.


L’École des lettres est une revue indépendante éditée par l’école des loisirs. Certains articles sont en accès libre, d’autres comme les séquences pédagogiques sont accessibles aux abonnés.

Philippe Leclercq
Philippe Leclercq