Les Papillons du bagne,
de Jean Rolin :
le marché du papillon en Guyane

Le morpho, qui prolifère dans la forêt amazonienne, sert de fil conducteur dans ce récit semi-autobiographique où l’écrivain voyage en prenant les chemins de traverse, n’hésitant devant aucun détour, aucune péripétie, au gré de son instinct et de ses envies.
Par Norbert Czarny, critique littéraire

Le morpho, qui prolifère dans la forêt amazonienne, sert de fil conducteur dans ce récit semi-autobiographique où l’écrivain voyage en prenant les chemins de traverse, n’hésitant devant aucun détour, aucune péripétie, au gré de son instinct et de ses envies.

Par Norbert Czarny, critique littéraire

Jean Rolin mériterait le prix 30 millions d’amis. Non qu’il soit un ardent défenseur des animaux domestiques : il n’évoque les chiens que dans Un chien mort après lui, et la plupart des canidés rencontrés dans ce récit sont assez sauvages. Il n’est pas très intéressé par les chats non plus, pas plus que les poissons rouges ou les lapins. En revanche, il aurait pu devenir ornithologue. Ainsi, dans son Traquet kurde, il identifiait ce petit oiseau de la famille des passereaux jusque dans le Massif central. Dans ces Papillons du bagne, c’est le papillon morpho qui sert de fil conducteur à un récit embarquant pour la Guyane.

© POL

Jean Rolin est un marcheur qui ne fréquente guère les chemins balisés, comme en témoigne Chemins d’eau, l’un de ses premiers livres, Le Pont de Bezons ou La Traversée de Bondoufle, récemment parus. En matière d’écriture, il ne suit jamais la ligne droite non plus et, pour reprendre le titre d’un de ses plus beaux écrits, il emprunte les chemins de Traverses.

Le Sud par la face nord

Le narrateur des Papillons du bagne entraîne le lecteur sur la Côte d’Azur avant la page 58, moins du côté luxe et soleil que des terrains vagues, des zones industrielles à l’abandon, des parcs d’attractions déserts, et des jardins délaissés de Menton. Lorsqu’il passe en train près de l’hôtel Martinez, l’un des plus fameux de la Croisette à Cannes, c’est côté nord, avec vue sur les poubelles.

Le voyage du narrateur commence par la lecture d’un exemplaire incomplet du Journal de Katherine Mansfield ayant appartenu à sa mère et trouvé dans sa bibliothèque. L’ouvrage a-t-il été censuré par l’éditeur ou par l’auteure elle-même, dont la vie brève fut loin d’être exemplaire, en ces années 1910 encore pudibondes ? Ce journal l’amène de Cannes à Toulon. L’histoire prend alors un tour vaguement autobiographique, le rôle de ce livre dans la vie sentimentale de sa mère étant important. Mais l’enquête que Rolin voudrait mener sur les écrivains qui ont vécu sur la Côte d’Azur piétine. Dans une chambre d’hôtel, alors qu’il désespère de trouver son chemin, il regarde le film Papillon, d’après le roman d’Henri Charrière, ex-bagnard affabulateur. Le titre renvoie à cette variété d’insectes, et notamment au morpho, un papillon qui prolifère en Guyane. Et le narrateur de faire ses bagages pour les tropiques.

Le phare de Juvisy

Ce projet de voyage est né un dernier week-end de septembre, à la foire de Juvisy, sur le stand de l’Association des lépidoptéristes de France. Juvisy restera une référence, comme un phare au fin fond de la forêt amazonienne. Le lecteur circule d’un village l’autre, faisant des rencontres étonnantes avec l’agari, sorte de pintade qui surveille le poulailler, et un anaconda aux manières inquiétantes, mais aussi des amateurs de papillons venus faire fortune, et d’autres, savants et spécialistes, arrivés là pour étudier des espèces qui finiront au muséum d’histoire naturelle.

Jean Rolin visite aussi le bagne de Cayenne. Un lieu important, pas seulement parce que le capitaine Dreyfus y a moisi, mais parce que la chasse au morpho y a constitué pour beaucoup un marché fécond. Les forçats servaient de main-d’œuvre pour récolter les insectes, et un certain Eugène Le Moult, amateur mythomane, a tiré grand profit de cette activité peu rémunérée. Il s’en est largement glorifié dans un livre que le narrateur reprend (avec la distance nécessaire eu égard aux excès imaginatifs de son auteur) sans en retirer certaines anecdotes amusantes sur la migration des crocodiles notamment.

Curieux de tout

Jean Rolin est un écrivain qui s’attarde. Il n’est pas à l’affût de l’événement, de l’extraordinaire. Il observe, il écoute, il découvre, sans jouer sur le sensationnel. Les Papillons du bagne évoque également le sort des Hmong, population nomade arrivée en 1977 du Laos. Ses membres fuyaient le régime communiste, et constituent l’essentiel de la population à Cacao, une bourgade près de la forêt.

Lire Jean Rolin, c’est donc accepter le retardement, l’aparté, la parenthèse, la note ironique, la digression, le coq-à-l’âne, l’apparent hors-sujet, le détail incongru, l’érudition amusante et amusée. C’est prendre goût à se perdre au gré des péripéties et des rencontres, sans chercher à tout ordonner. Au fond, Les Papillons du bagne est un récit de la forêt amazonienne où se laisser guider par le flâneur avec plaisir.

Jean Rolin a quelque chose d’un encyclopédiste des siècles passés. Le lire donne envie de consulter des manuels consacrés aux lépidoptères (ou au Titanus giganteus), à moins de replonger dans l’œuvre de Nabokov, le romancier qui a aussi été l’un des grands lépidoptéristes du temps, ou de celle de l’écrivaine et poétesse canadienne Katherine Mansfield. Il rend curieux de tout. Sauf, peut-être, de la dégustation de la viande fraîche de tapir au Prisunic de Cayenne.

N. C.

Jean Rolin, Les papillons du bagne, Pol, 208 p., 19 euros.


L’École des lettres est une revue indépendante éditée par l’école des loisirs. Certains articles sont en accès libre, d’autres comme les séquences pédagogiques sont accessibles aux abonnés.

Norbert Czarny
Norbert Czarny