Le harcèlement :
urgence d’éducation nationale
Par Ludmilla Soron, étudiante à Sciences Po Paris, et Antony Soron, maître de conférences, formateur agrégé de lettres, Inspé Paris Sorbonne-Université
Lindsay avait 13 ans. Elle s’est suicidée le 12 mai 2023 après avoir subi, durant des semaines entières, un harcèlement scolaire continu, à la fois au sein de son établissement et par le biais des réseaux sociaux. À la suite de ce drame, la famille de cette jeune fille, élève de quatrième au collège Bracke-Desrousseau de Vendin-le-Vieil (Pas-de-Calais), a déposé pas moins de quatre plaintes pour « non-assistance à personne en péril » : contre le principal du collège, contre l’académie de Lille, contre les policiers chargés de l’enquête et contre les réseaux sociaux Facebook et Instagram.
Prenant acte de cette mise en accusation frappant également son institution, et ému, le ministre de l’Éducation nationale a reconnu, le 1er juin, que le décès de Lindsay relevait d’un « échec collectif ». Le 5 juin, la mère de la jeune Lindsay, qui venait d’être reçue par le ministre, a confié : « Je suis perdue, je me sens seule, pas aidée. Je ne l’ai pas trouvé sincère, j’attends que les choses bougent, j’attends de voir des actes. »
Le lendemain, 6 juin, Élizabeth Borne a déclaré, devant l’Assemblée : « Le harcèlement est un fléau qui mine le quotidien de milliers de jeunes et cause trop souvent des drames, la détresse, la dépression et parfois même le suicide. » Elle promettait de « faire de la lutte contre le harcèlement la priorité absolue de la rentrée 2023 ». Le 7 mai, c’est Brigitte Macron, ancienne enseignante de français, qui recevait la mère de Lindsay, laquelle s’est sentie écoutée par cette « femme vraie », « très touchée par cette histoire ».
Le ministre avait annoncé un « renforcement de la cellule de lutte contre le harcèlement ». Le dispositif de prévention du harcèlement scolaire, programme de lutte contre le harcèlement à l’école (pHARe), expérimenté depuis 2019 dans les écoles élémentaires et les collèges de six académies, compte déjà 91 % des collèges et 64 % des écoles inscrits. Il doit être généralisé cette année, y compris dans les lycées, a rappelé le ministre en évoquant d’autres mesures de lutte contre le harcèlement comme les numéros d’aide d’urgence 30 20 (pour familles et victimes) et 30 18 (cyberharcèlement).
Devant l’émotion suscitée par les déclarations publiques de la famille de Lindsay, Pap Ndiaye a lancé une série de mesures d’urgence :
1/ Le renforcement des subventions allouées aux deux associations gérant les plateformes d’écoute ;
2/ Le rappel des dispositions législatives à tous les chefs d’établissement ;
3/ Le lancement d’une mobilisation intergouvernementale pour mieux lutter contre le harcèlement sur les réseaux sociaux (sources : ministère de l’Éducation nationale)
Dans un communiqué du 1er juin, le ministre a également évoqué les « actions déjà entreprises » :
- – L’extension du programme pHARe aux lycées dès la rentrée 2023 ;
- – La garantie que 100 % des écoles et collèges déploient de manière effective ce programme ;
- – La communication des numéros d’urgence 3018 et 3020 sera systématisée à chaque rentrée scolaire dans les carnets de correspondance et autres supports numériques ;
- – La formation de tous les personnels de l’Éducation nationale à la lutte contre le harcèlement scolaire. Ainsi que l’article 5 de la loi du 2 mars 2022 le prévoit, tous les personnels devront être formés à commencer par les professeurs stagiaires ;
- – L’octroi aux équipes de moyens de résoudre les situations les plus complexes dans le premier degré, en permettant, lorsque le comportement intentionnel et répété d’un élève fait peser un risque sur la sécurité des autres élèves, de changer d’école l’auteur du harcèlement et de mettre en place un suivi adapté. » (sources : ministère de l’Éducation nationale).
Pap Ndiaye avait également demandé aux principaux des 7 000 collèges de France d’organiser, dans la semaine du 12 au 16 juin 2023, «une heure de sensibilisation sur la thématique “harcèlement et réseaux sociaux” pour les 3,4 millions de collégiens. » Bousculant les calendriers des établissements noyés dans les conseils de classe et les examens sans s’appuyer sur les dispositifs déjà existants, cette « politique de l’urgence » pour un fléau permanent a fait grincer des dents. Le syndicat des personnels de direction, le SNPEDEN-Unsa, a notamment estimé qu’un sujet « si grave » méritait « mieux que de la précipitation politique ». « Une heure à la va-vite plutôt que des projets qui pourraient être pensés, construits, efficaces, orchestres par des personnels formés… Le temps de l’émotion est rarement de bon conseil », a cinglé la CGT Éduc’action. Quant au Snes-FSU, il déplore le « cycle infernal drame/réactions politiques/annonces, sans se soucier de la réalité du terrain ». Le 14 juin, le ministre a annoncé le lancement d’une grande campagne de sensibilisation au harcèlement à la rentrée 2023.
Une lente prise de conscience
En 2013, le suicide de Marion Fraisse à l’âge de 13 ans, après des mois de harcèlement, ouvrait la porte à une approche plus attentive d’un phénomène aggravé par la société de l’hyperconnexion. Longtemps minimisé et associé à une forme de malveillance enfantine brutale mais passagère, le harcèlement n’avait jusqu’alors qu’une place ténue dans le débat public.
Une décennie sépare donc le suicide de Marion de celui de Lindsay. Dix ans pendant lesquels les initiatives de lutte contre le harcèlement sont loin d’être venues à bout du fléau. Et les drames se sont répétés. Difficile d’oublier, ne serait-ce que cette année, le suicide de Lucas, 13 ans également, à Épinal, le 7 janvier dernier. Un rapport, publié le 7 octobre 2021 par la mission d’information sur le harcèlement scolaire pilotée par le Sénat, évalue que 6 % à 10 % des élèves subiraient une forme de harcèlement, que 800 000 à 1 million d’élèves seraient victimes de harcèlement chaque année, et qu’un quart des collégiens serait victime de cyberharcèlement, notamment des filles, stigmatisant les différences, et prenant la forme de revenge porn ou vengeance pornographique.
Juridiquement, la pénalisation du harcèlement scolaire reste récente. Le terme apparaît pour la première fois dans le code pénal en 2014, tandis qu’il faut attendre 2019 pour qu’il intègre le Code de l’éducation.
« Aucun élève ne doit subir, de la part d’autres élèves, des faits de harcèlement ayant pour objet ou pour effet une dégradation de ses conditions d’apprentissage susceptible de porter atteinte à ses droits et à sa dignité ou d’altérer sa santé physique ou mentale. »
Le programme pHARe, plan de prévention de lutte contre le harcèlement et le cyberharcèlement, qui constitue une nouvelle pierre à l’édifice depuis 2019, repose sur huit piliers :
- Mesurer le climat scolaire ;
- Prévenir les phénomènes de harcèlement ;
- Former une communauté protectrice de professionnels et de personnels pour les élèves ;
- Intervenir efficacement sur les situations de harcèlement ;
- Associer les parents et les partenaires, et communiquer sur le programme ;
- Mobiliser les instances de démocratie scolaire (CVC, CVL) et le comité d’éducation à la santé, à la citoyenneté et à l’environnement ;
- Suivre l’impact de ces actions ;
- Mettre à disposition une plateforme dédiée aux ressources.
Expérimenté en collège, ce programme demeure pourtant méconnu des professeurs, sa mise en place variant en réalité sensiblement d’une académie à l’autre.
En dépit de ces différentes avancées, qui nécessairement infusent au sein de la communauté éducative, Pap Ndiaye assume une responsabilité collective : « Nous avons encore du chemin à faire », a-t-il déclaré. Ce « nous » renvoyant chaque membre de la communauté éducative à sa responsabilité. Ce qui suppose, en premier lieu, que tous les personnels bénéficient d’une formation de qualité sur le sujet. L’article 5 de la loi du 2 mars 2022 le réclame, mais a-t-elle été suivi des faits ?
« Tous les personnels devront être formés à la lutte contre le harcèlement scolaire, à commencer par la formation systémique des professeurs stagiaires. Les Instituts nationaux supérieurs du professorat et de l’Éducation (Inspé) et les Écoles académiques de la formation continue (EAFC) seront mobilisés en ce sens. »
Dans les mesures déployées par le ministre le 11 avril, figure, pour les auteurs de harcèlement, y compris les plus jeunes, la possibilité de les changer d’école, indépendamment de l’avis des parents. « Lorsque, par son comportement intentionnel et répété, l’enfant auteur de harcèlement fait peser une menace grave sur la sécurité ou la santé des autres élèves, il pourra être affecté dans une autre école sans que l’accord des représentants légaux soit nécessaire. »
Il s’agit d’une pièce importante dans l’entreprise d’éradication du phénomène dans la mesure où cette décision inverse les conséquences du harcèlement. En effet, le cas le plus commun consistait jusqu’alors à ce que ce soit l’enfant harcelé qui se trouve contraint de changer d’établissement.
Former tous les personnels
Prendre la mesure de tels drames réclame l’engagement et la coordination de tous les professeurs et pas seulement ceux d’histoire-géographie, qui, depuis longtemps, prennent leur part dans la lutte, tout particulièrement au sein des séances d’éducation morale et civique.
Le harcèlement entraîne la destruction d’un équilibre personnel, psychique et physique qui, heureusement, ne conduit pas toutes ses victimes au suicide, mais provoque des dégâts à plus moins long terme. Le terme « guérilla » compte parmi ses synonymes.
La lettre de Lindsay, lu par l’avocat de sa famille le 02 juin, peut servir de point de départ à un questionnement collectif assorti de différents documents visuels et audiovisuels proposés par l’Éducation nationale, notamment le court-métrage Et si l’autre c’était toi ?
« Chers parents, si vous lisez cette lettre c’est que je suis sûrement partie. Je suis désolée d’avoir fait ça mais je n’en pouvais plus des insultes matin et soir, des moqueries, des menaces. Je n’en peux plus et j’ai envie d’en finir. Mais rien ne les arrêtera car malgré tout ce qu’il s’est passé, elles me voudront toujours du mal. Pardon maman je suis partie rejoindre papa (son père est décédé lorsqu’elle avait 3 ans) et j’espère de tout cœur que ce que j’ai fait aura servi à quelque chose. Je pense que ce que j’ai fait va les réjouir. Elles (ses harceleuses) penseront qu’elles ont gagné et arrêteront tout ça. Je ne pouvais même pas me confier au directeur car il ne voulait rien entendre. La seule chose que je pouvais faire était de partir. Faites attention à Maëlys et ce qui pourrait lui arriver. Faites attention à vous, au revoir. »
Le rectorat de Lille a annoncé l’ouverture d’une enquête administrative, concédant que les services scolaires auraient pu « aller plus loin dans le suivi » de la jeune fille. Sa famille a en effet accusé les autorités scolaires et la police d’avoir minimisé le harcèlement subi par Lindsay et plusieurs de ses amies. « Face à un signalement de cas de harcèlement, notre réaction doit être systématique et complète », a écrit le ministre aux chefs d’établissement le 1er juin. Il leur rappelait qu’ils étaient tenus « de prévenir l’apparition de situations de harcèlement, favoriser leur détection par la communauté éducative et apporter une réponse rapide et coordonnée ».
L. S. et A. S.
Ressources
https://www.legifrance.gouv.fr/codes/id/LEGIARTI000038847766/2019-07-29/
https://www.education.gouv.fr/non-au-harcelement/politique-de-lutte-contre-le-harcelement-l-ecole-289530https://www.midilibre.fr/2023/06/01/chers-parents-la-terrible-lettre-que-lindsay-harcelee-au-college-a-ecrite-a-ses-proches-avant-de-se-suicider-11234121.php#:~:text=partie%20rejoindre%20papa%22-,%E2%80%9CChers%20parents%2C%20si%20vous%20lisez%20cette%20lettre%20c’est,ai%20envie%20d’en%20finir
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