« Angels in America », de Tony Kushner, mise en scène d’Arnaud Desplechin
Une pièce-monde. Pièce-monstre. Angels in America est d’abord un texte sur ce qu’il est convenu d’appeler les années-sida. Les années 1980, où l’on découvre l’existence du virus et de la communauté qu’il frappe d’abord mortellement. Qu’il rend visible en même temps qu’il la décime. La communauté homosexuelle, que l’Amérique puritaine de Ronald Reagan refuse pour sa part de voir, voire de soigner.
Le parti conservateur, belliciste et religieux, a trouvé son Ange exterminateur. Il prêche, tonne, pointe les esprits corrompus, brandit l’Apocalypse. Et freine les recherches sur l’AZT (expérimentée à partir de 1987) tandis que le mal s’étend. Tony Kushner est gay ; il s’empare de son horreur et de sa plume, qu’il trempe dans le sang contaminé de ses proches amis du théâtre, pour écrire ce qui deviendra une œuvre-phare, féroce, engagée, qui nous parle d’un monde capitaliste ultra-libéral dont « nous » sommes les pauvres héritiers.
Fin de siècle malade
Kushner rédige Angels in America en deux temps. En 1987 pour le premier volet (intitulé « Le Millenium approche »), puis en 1989 pour la seconde partie (« Perestroïka »). Il y mêle la suavité rythmique d’un Gershwin et la fougue lyrique d’une partition de Bernstein. Et crée une sorte de comédie musicale sans musique, une « fantaisie » politique grinçante, une symphonie de voix et de corps distordus, mal dans leur époque fin de siècle.
Comme dans Les Ailes du désir de Wim Wenders (1987), les anges déçus s’affligent du sort des hommes et du triste monde qu’ils habitent. Fin d’un rêve, déclin de l’empire. Le siècle a vécu, emportant bientôt avec lui toutes les autres grandes utopies. Le nouveau millénaire s’ouvrira sur un vaste champ de ruines… À New-York, le fantôme d’Ethel Rosenberg (malicieuse Dominique Blanc, qui joue bien d’autres rôles) vient hanter la faible conscience de l’un de ses ennemis les plus farouches, l’avocat juif homosexuel Roy Cohn (Michel Vuillermoz, impressionnant), antisémite, homophobe et créateur d’intrigues patenté. Un gredin cynique qui, avant d’être emporté lui-même par le sida en 1986, s’efforce de faire la fortune de son protégé, Joe (Christophe Montenez, tout en émotions contenues) dont la mormone éducation se brise sur les désordres de son couple et de son homosexualité naissante.
Sa rencontre avec Louis (Jérémy Lopez, plein de nuances) lui ouvre bientôt des possibilités, infléchit sa trajectoire, d’autant que celui-ci est libre depuis sa déchirante rupture avec Prior (excellent Clément Hervieu-Léger, à fleur de peau), ravagé par le sida. Touché par la (mauvaise) grâce et une vision onirique, ce dernier sera désigné Prophète, misérable d’entre les misérables, voué à une forme d’œcuménisme humanitaire (c’est l’époque), à la place de Dieu qui a déserté…
Délicatesse
L’évolution se confirme. L’art d’Arnaud Desplechin, metteur en scène de cinéma et de théâtre (de retour salle Richelieu après son Père d’August Strindberg en 2015), gagne en puissance charnelle ce qu’il perd en cérébralité. Comme dans son dernier long-métrage, Roubaix, une lumière (2019), une lueur éclaire son théâtre de l’intérieur. Elle est ici chaude, délicate, enveloppante, précise, attentive. Il s’en dégage une infinie tendresse pour les protagonistes de la pièce, bourreaux ou victimes. Compassion pour les uns, compréhension pour les autres. Roy Cohn est une ordure, mais on ne le hait pas, parce que Desplechin nous offre les moyens de le comprendre, de percevoir le malheur de sa laideur.
Le metteur en scène travaille son théâtre en cinéaste, traquant la bonne distance, le point d’équilibre moral. Il n’offense pas la douleur de ses personnages, en respecte le destin pathétique. L’émotion qu’il débusque ne ment pas ; elle est seule guidée par les soupirs des cœurs et des corps endoloris. Son théâtre se déploie à l’intérieur de cet espace, au-delà duquel tout n’est que cris, grimaces et gesticulations. Le jeu des comédiens y est, par conséquent, épuré, resserré, concentré. Son choix d’adapter le texte, en le réduisant de moitié l’y oblige (Desplechin a coupé à l’intérieur même du texte qui, dans sa version intégrale créée à Avignon en 1994 par Brigitte Jaques-Wajeman, durait six heures). Il n’y a aucune surcharge. Tout vibre d’une sincérité qui interdit de forcer les personnages, déjà nus, à se déshabiller davantage. Desplechin ne les brutalise pas, ni ne les réduit à leurs uniques intentions, à leur seule politique. Il les respecte, et les fait exister pour ce qu’ils sont, des êtres de chair et de sang, démunis, perdus, solitaires. Il ne cherche pas à les faire parler plus haut que les simples mots qui les expriment.
L’humour du texte, facteur de connivence avec le spectateur, est un précieux adjuvant à l’empathie, à la proximité émotionnelle, à la communion des idées et des sentiments qui circulent sur scène, qui guident les personnages les uns vers les autres comme dans un labyrinthe – de grands rideaux noirs segmentent souvent l’espace de jeu, escamotent les lieux, dévoilent des scènes, font du découpage dramaturgique, organisent un montage narratif comme au cinéma, où les panneaux de tissu seraient les « fondus au noir » reliant, ou séparant, deux séquences filmiques entre elles.
Les époques se répondent
On comprend vite que Desplechin est entré dans le théâtre de Kushner comme on pénètre dans la chambre d’un malade, avec le souci de la bienveillance à témoigner, de la précaution à aborder ce qui (le) tourmente. Son dispositif est fiévreux, jamais souffreteux. Et, c’est parce qu’il croit en l’existence des êtres sur scène que Desplechin nous livre un théâtre puissamment incarné, vibrant, vivant. Vivant et tumultueux comme le cours des événements qui emportent les personnages et qui nous immergent dans un passé trouble, qui nous trouble pour sa ressemblance avec notre présent.
Critiquant son époque, Angels in America nous alerte sur la nôtre, qui plonge ses racines dans la sienne. Qui nous parle d’avant, qui nous parle de nous. Et qui nous dit que l’histoire se répète, et se détériore. Ronald Reagan, Tchernobyl, le trou de la couche d’ozone que l’on commence alors à déplorer sont des nuages qui planent sur l’époque comme les poussées nationalistes d’un Donald Trump (dont l’infect Roy Cohn a été l’avocat, et le premier mentor…), Fukushima, la fonte de la banquise présagent d’un naufrage. L’histoire bégaie ; le présent insulte les espoirs d’hier. Le Mur de Berlin s’est-il effondré, entraînant dans sa chute l’empire soviétique, que d’autres cloisons s’érigent aujourd’hui partout dans le monde, que les grands empires (russe, chinois) se reforment et menacent. Le HIV a été dompté (sans être éradiqué) ; d’autres maux ont surgi suscitant d’autres inquiétudes (durcissement des pouvoirs, terrorisme, catastrophe écologique, désastre migratoire, etc.).
Face à ses angoisses, Harper, l’épouse de Joe (Jennifer Decker, frémissante), se bourre de calmants. Les résonances entre les années 1980 et 2010 sont nombreuses ; elles forment un vaste réseau de lignes, un immense palais des glaces où les images du présent se superposent à celles du passé, où les rêves impuissants d’hier rencontrent les espoirs déçus d’aujourd’hui. Le spectateur se sent happé par le jeu des illusions comiques : il est saisi d’effroi devant le gouffre de la mise en abyme de sa propre actualité.
Du théâtre impur
Le théâtre de Kushner foisonne. C’est un théâtre épique au sens brechtien, qui mêle la terre à l’éther, le trivial au noble, l’anecdotique à la politique, l’obscène au religieux, la mystique des origines démocratiques à la fin du rêve américain. Qui place à distance, avec humour (juif) – (auto)dérision donc –, et se donne même des airs enjoués de boulevard (Kushner, qui évoque ici La Cage aux folles, parlait de « fantaisie gay » lors de la création de sa pièce à San Francisco en 1991). Mention est également faite à L’Exorciste, à l’horreur, au monstre, au théâtre de Shakespeare avec son personnage de Roy Cohn, Falstaff moderne, emblématique de l’esprit du maccarthysme que l’Amérique de Reagan prolonge avec constance et détermination.
Angels in America, qui entre aujourd’hui au répertoire de la Comédie-Française, est une pièce affranchie des règles, jouant à saute-frontières entre les pays, les genres, les êtres, les milieux. Son mouvement est ample, qui s’étend des États-Unis à l’URSS, de l’Antarctique au ciel des anges, des zones sombres du New-York gay aux criardes lumières des bureaux du pouvoir, des chambres de l’amour aux antichambres de la mort, des premières flétrissures de la contamination aux espoirs suscités par l’AZT au terme de la décennie. Et ce drame de la maladie des corps trouve dans la mise en scène de Desplechin l’expression plastique de sa profonde vulnérabilité, de sa perméabilité à l’agression, à la transgression, à la corruption des tissus (humain, social, politique, géographique). Les lieux comme les corps sont exposés, fragiles, poreux, sans défense pour protéger. Des plafonds s’effondrent, des anges descendent des cintres, des personnages surgissent d’un réfrigérateur, des rêves se matérialisent, des lits d’hôpital jaillissent du sol, des fantômes hantent le monde des vivants…
Le théâtre de Kushner est impur, nous dit Desplechin, qui organise lui-même l’abâtardissement, l’interpénétration du théâtre et du cinéma sur scène. Le texte l’y invite (scène 9 de l’acte II ou scène 1 de l’acte IV). Le plateau de la salle Richelieu, alors partagé en deux zones distinctes, devient l’espace d’un immense splitscreen (écran divisé en plusieurs parties où se déroulent différentes scènes simultanément). L’œil du spectateur, allant d’une scène à l’autre au rythme de l’alternance des dialogues, compose lui-même une sorte de montage cinématographique naturel. Enfin, d’immenses images fixes d’un New-York, tantôt hivernal (Central Park), tantôt nocturne (Brooklyn Bridge), raccordent le dispositif scénique à la mythologie du cinéma hollywoodien, chromos romantiques et écrans panoramiques, qui est la part de fiction du rêve américain dans laquelle meurt et renaît toujours le monde.
Philippe Leclercq
• Du 18 janvier au 27 mars 2020, à la Comédie-Française (salle Richelieu), à Paris.
• Voir sur ce site :
« Roubaix, une lumière », d’Arnaud Desplechin, par Philippe Leclercq.
• « Jimmy P. (Psychothérapie d’un Indien des plaines) », d’Arnaud Desplechin, par Anne-Marie Baron.