« Tabou », de Miguel Gomes
Les tabous sont des prohibitions énigmatiques, fixées en vertu de nécessités internes à un groupe social. Ils créent des règles et des cérémoniaux très contraignants, susceptibles de s’étendre de proche en proche jusqu’à rendre la vie et le contact avec le monde extérieur impossible.
Le film de Miguel Gomes, Tabou, a été ainsi intitulé en référence à l’œuvre de Murnau, histoire d’un pêcheur de perles qui est séparé de celle qu’il aime, vouée aux dieux par le prêtre, véritable chef de la tribu. Ce n’est pourtant pas un interdit religieux qui domine le film portugais, mais une série d’interdits moraux et sociaux tacites.
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Un film en noir et blanc
Après un prologue énigmatique, le film est divisé en deux parties : « Paradis perdu », situé dans la mélancolie quotidienne d’un Lisbonne hivernal, et « Paradis », filmé au cœur de l’Afrique coloniale, au bord d’un fleuve qui évoque Renoir, autre référence du cinéaste, qui cultivait déjà, dans Ce cher mois d’août, l’ambiguïté entre documentaire et fiction sur les rives d’un fleuve.
.Tout le film est en noir et blanc, pour renouer avec le grand cinéma classique et résister ainsi au terrorisme bruyant de la production dominante. La première partie met en scène trois femmes qui habitent sur le même palier : Aurora (nouveau clin d’œil à Murnau), octogénaire despotique, joue au casino l’argent qu’elle n’a pas et tyrannise Santa, sa femme de ménage capverdienne, qui apprend à lire dans Robinson Crusoé. Pilar, leur voisine serviable et généreuse, récite le Notre-Père et accueille des pèlerins étrangers. Rapport emblématique de la maîtresse et des esclaves, de la diva et de ses spectatrices, de la réalité et de l’illusion.
La seconde partie du film, « Paradis », bascule sans transition dans le récit de la passion passée d’Aurora, mariée et enceinte, avec un musicien très séduisant. Filmée en 16 mm alors que la première l’était en 35, sonore, mais muette, elle relate en voix off nostalgique les amours perdues dans une forme disparue. Ces choix radicaux renouent avec la tradition du grand cinéma classique.
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Un charme insolite
L’histoire d’amour sans espoir évoque aussi bien Tarzan que Gatsby le Magnifique, c’est-à-dire les films d’aventures exotiques et le romanesque hollywoodien. À la fois mélancolique et burlesque, elle est ponctuée d’anachronismes, de décalages, de détails absurdes qui en font tout le charme insolite.
À grand renfort de casques coloniaux et de musique pop, Gomes filme la décadence des empires coloniaux et des formes d’art périmées. Tandis que des crocodiles, dans chacune des trois sections, imposent leurs yeux morts et leurs écailles pierreuses comme la mémoire vivante d’une véritable préhistoire.
Une bande-son sublime entrelace l’envoûtante voix off, la musique de Joana Sà et les tubes de Phil Spector. Toute une époque revit alors, dans cette Afrique fantasmée, « au pied du mont Tabou ». Encore un clin d’œil qui évoque les interdits allègrement transgressés – maternité, adultère, meurtre – avec l’entrain de la fantaisie et l’inconscience de la jeunesse. Miguel Gomes a su créer un étonnant équilibre entre réalisme et onirisme, nonsense et lyrisme romantique. Irrésistible !
Anne-Marie Baron