"Ormuz", de Jean Rolin
Le narrateur du Ravissement de Britney Spears traversait Los Angeles à pied ou en transports en commun, à la poursuite d’une ex-star roulant en 4×4.
Le héros de Ormuz, Wax, a l’intention de traverser le détroit à la nage. Certes, la distance n’est pas énorme – une quarantaine de kilomètres, mais les contraintes sont nombreuses, les obstacles plus encore.
Le narrateur de ce roman (le terme générique ne figure pas en couverture) est chargé de tenir la chronique de cette épreuve, de visiter les lieux, et d’établir les contacts nécessaires. Il faut donc discuter avec les Iraniens, leurs voisins arabes de l’autre côté du détroit, etc. Le plus difficile reste de circuler dans ce bras de mer. Environ trente pour cent de la production de gaz et de pétrole y transite, les navires de guerre, américains et autres, y stationnent en nombre, les militaires sont nerveux.
Les Iraniens mènent une guerre « asymétrique » et lancent des hors-bords chargés de pasdarans ou de gardiens de la révolution dans les eaux du détroit, eaux que de nombreuses épaves ou navires atteints par des missiles remplissent. Quant à cette eau qui devrait être d’un bleu azur, elle est remplie d’hydrocarbure et Wax ne peut franchir le rivage sans se coller les pieds dans les galets noirs et gluants.
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Un ton à la fois précis, précieux et distant
Voilà quelques-uns des obstacles que doit affronter le narrateur mais ce n’est pas ce qui le démonte et le récit qu’il fait de cette aventure est tout sauf désespéré. On y retrouve la désinvolture qui caractérise les textes de Jean Rolin, ce ton à la fois précis, précieux et distant qui peut faire se télescoper le trivial et le raffiné, l’observation ornithologique et la notation psychologique ou ethnographique la plus juste.
Les animaux sont en effet omniprésents dans ce lieu, et plus spécialement les oiseaux, dont Rolin ou son narrateur est à même de distinguer les espèces de la façon la plus rigoureuse qui soit. On trouve ,cela dit, d’autres espèces animales, comme des tortues (mortes ou vivantes) des serpents d’eau, dont on ne sait s’il s’agit vraiment de serpents, des léopards des neiges (empaillés).
Quant aux hommes, ils sont de toutes espèces, des amiraux aux contrebandiers filant de nuit sur des boutres qui alimentent la côte iranienne en produits divers difficiles à trouver par temps de pénurie ou d’embargo, des immigrés indiens ou pakistanais travaillant dans les hôtels de la péninsule arabique aux comparses que le narrateur doit engager comme interprète ou aides pour ce Wax qui voudrait mener la traversée du détroit à sa manière. Nous laisserons au lecteur le soin de découvrir la méthode.
Une intrigue drôle et incongrue
On ne peut en effet tout révéler de cette intrigue drôle et incongrue, dont on ne sait quand elle dit vrai, et quand elle nous mène en bateau. Wax est en effet un peu mythomane, a tendance à inventer, selon l’interlocuteur et selon le degré d’alcoolémie et on a peu de certitudes sur lui.
Il est anglophile, aime un peu (trop) boire, aurait été plongeur de combat, a des origines armoricaines. Il n’a emporté avec lui qu’un roman de Joseph Conrad, Au bout du rouleau, titre qui en dit beaucoup sur lui. Il est exigeant avec le narrateur qui partage avec lui un intérêt certain pour les oiseaux et peut-être un sens du détail presque excessif, mais sans doute indispensable quand on doit aider quelqu’un à franchir un tel endroit. Il n’est pas de navire de guerre dont il ignore la classe, pas de missile dont il oublie le nom du fabricant (français, russe ou américain en général) et pas d’automobile sans marque.
Vers un ailleurs faisant soudain rêver
Rien de fastidieux à cela pourtant. La lecture n’en est pas entravée, pas ralentie. Ce d’autant moins que la vitesse n’est pas la qualité préférée de Jean Rolin. Il aime la digression, la parenthèse, la longue phrase que des incidentes retardent. Au fond, son style est à l’image des hésitations de Wax. On tâte l’eau, on observe le désert ou ce qui lui ressemble, on rencontre quelques personnages étranges ou menaçants (les agents secrets ne manquent pas, ni les policiers chargés de protéger le régime) et puis le temps passe.
Il arrive que l’on perde Wax de vue et que l’on voyage ici et là avec un narrateur qui ressemble beaucoup au Rolin, dont L’homme qui a vu l’ours relatait déjà des séjours en ce lieu très fréquenté. Tous deux aiment les comparaisons qui ouvrent des horizons sur l’imprévu, qui font boiter le réel, et rire.
L’art de Rolin consiste aussi à multiplier les indices de temps et de lieu qui égarent autant qu’ils devraient fixer les repères. La fantaisie naît de la rigueur, la rêverie poétique du documenté ou du documentaire. Certaines pistes très sérieuses sont ouvertes, notamment sur cette guerre asymétrique qui conduit le narrateur à l’école de guerre, à Paris. Mais on sent bien que ce sont autant d’appâts qui entraîneront le lecteur ravi (à tous les sens de cet adjectif) vers un ailleurs faisant soudain rêver.
Norbert Czarny
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• Jean Rolin, “Ormuz”, POL, 2013, 224 p.
• Voir également :Le Ravissement de Britney Spears, de Jean Rolin, par Norbert Czarny.