"Le Bleu des abeilles", de Laura Alcoba

"Le Bleu des abeilles"; de Laura AlcobaDe La Plata au Blanc-Mesnil

En 2007 paraissait Manège, Petite histoire argentine, un court roman de Laura Alcoba qui mettait en scène la narratrice, enfant, dans l’Argentine en crise des années soixante-dix. On était à quelques mois du coup d’État qui conduirait Videla et ses comparses au pouvoir et plongerait le peuple argentin dans une période de violence.
L’enfant qui racontait, était fille de militants révolutionnaires ; son père était en prison, sa mère et elle vivaient dans la clandestinité, à La Plata.
Fausse identité, silence, nécessité de se cacher et de changer de refuge, ce roman décrivait tous ces tourments du point de vue de l’enfant qui ne comprend pas toujours, mais qui obéit aux strictes consignes des adultes. Le récit qui en résultait avait une forme d’innocence ou de naïveté qui mettait à distance une réalité sans doute moins légère qu’il y paraissait.

 

“Les Passagers de l’Anna C.”

Laura Alcoba a également raconté la jeunesse de ce couple militant, assez proche de celui formé par ses parents, dans Les passagers de l’Anna C.
On voit les deux jeunes gens quitter l’Argentine pour Cuba, avec escales à Paris et à Prague, alors carrefour des rêves révolutionnaires. L’Union soviétique jouait le rôle d’une agence de voyages et on passait par la capitale tchécoslovaque pour apprendre les rudiments de l’art de la guérilla dans les alentours de La Havane.
Avec d’inévitables désillusions à la clé. Mais aussi la naissance de la narratrice qui signait ainsi de sa présence le récit.
 

L’arrivée en France et la Cité de La Voie-Verte

Le Bleu des abeilles appartient à ce cycle qui n’en est pas un. On peut lire les trois romans de façon indépendante. Mais à les lire comme un tout, on retrouve avec un certain plaisir l’enfant qui raconte.
Cette fois-ci, le cœur du récit est l’arrivée de l’enfant en France, à dix ans. Elle laisse derrière elle son père, toujours enfermé en prison à La Plata. Elle a commencé d’apprendre le français et aime le c cédille. Elle se plait à en écrire des lignes dans un cahier, comme une charrue traçant son sillon. Elle est plus embarrassée par certains sons.
Noémie, son professeur de français, lui apprend que tous les chiens s’appellent Médor et les chats Minet, et l’invite à apprendre les chansons que peu de Français (mais nous nous trompons peut-être) supportent encore, comme À la claire fontaine ou Frère Jacques. Arrive le moment de la traversée, tant attendu et retardé. L’enfant promet à son père de lui écrire, et rêve de Paris. Ce sera Le Blanc-Mesnil et la cité de La Voie-Verte.

Lettres au père

L’enfant vit avec sa mère et Amalia, amie de cette dernière, dans un appartement dont la décoration fleure bon ces années. Des motifs en forme de tuyaux tapissent le mur et orientent parfois les rêves ou réflexions de l’enfant. En bas, des enfants d’origine portugaise ou espagnole font du quartier un vrai barrio latino.
L’hiver a surpris la narratrice puisqu’en ce mois de janvier, elle a connu l’été austral. La neige, celle de la région parisienne mais aussi celle d’une station de sports d’hiver donne sa lumière à un paysage souvent grisâtre.
La narratrice prend ses habitudes et la plus importante est sans doute celle de la correspondance avec son père. Pas une semaine ne passe sans qu’ils s’écrivent. Mais comme il est incarcéré et que le pouvoir se méfie de tout, ils ne peuvent user que de l’espagnol. Ils parlent de livres et La Vie des abeilles occupe une place particulière dans cet échange. Sans jeu de mots, on peut dire que ce livre de Maeterlinck teinte la correspondance et l’existence de l’enfant. Le bleu est en effet la couleur favorite des abeilles. Les Fleurs bleues sera l’un des premiers livres que la fillette tentera de lire en français, avant même de maîtriser la langue, et malgré les réticences de la bibliothécaire à le lui confier.
 

Un roman né du silence

Construits en courts chapitres qui sont autant d’instantanés sur les êtres qui l’entourent, sur les situations qu’elle découvre, sur les découvertes qu’elle fait, le roman de Laura Alcoba a une forme de grâce légère qui touche le lecteur. On sent ce qui se cache derrière certaines anecdotes, et l’histoire des cinq photos autorisées aux détenus en est une, mais la souffrance ou l’inquiétude sont estompées, comme masquées par les couleurs pastel qui colorient ce récit.
En dernière page, Laura Alcoba revient sur les conditions d’écriture de ce roman : la correspondance avec son père a servi de point d’appui, ainsi que des souvenirs effilochés, des bribes de souvenirs et des photos de ce temps-là. Elle a relu les lettres de son père, écrites entre 1979 et 1981 et s’est mise à écrire.
On imagine le long silence qui a enfoui ce passé, pendant près de trente ans.

Norbert Czarny

 
• Laura Alcoba, “Le Bleu des abeilles”, Gallimard, 2013 126 p.

Norbert Czarny
Norbert Czarny

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