"Hamlet", de Shakespeare. La fortune scénique d'un chef-d'œuvre renouvelé à la Comédie-Française

"Hamlet" à la Comédie-Française, 2013
« Hamlet » à la Comédie-Française, 2013

On n’en finira jamais avec Hamlet, pièce emblématique de Shakespeare, voire sommet du théâtre, au moins occidental.

À la fois tragédie personnelle et politique, texte métaphysique, image éternelle de la modernité portée par une force poétique inaltérable, Hamlet interroge ce qu’est l’homme et interpelle chacun de nous. Aussi la pièce a-t-elle suscité une somme incomparable de commentaires et d’interprétations, générant un véritable mythe autour de son personnage éponyme.

Une même fascination s’est manifestée à la scène, dès la création de la pièce autour de 1600, d’abord évidemment en Angleterre, puis progressivement en France. La nouvelle mise en scène que présente la Comédie-Française (salle Richelieu, jusqu’au 12 janvier 2014), réalisée par un compatriote de Shakespeare, Dan Jemmet, s’inscrit dans cette riche tradition scénique, tout en s’offrant une certaine liberté et modernité.


 

I. « Hamlet » sur les scènes anglaises

 

Débuts fulgurants

Hamlet a été connu par deux éditions parues du vivant de son auteur. La première, très elliptique, datée de 1603, indique que la pièce avait déjà été jouée à Londres, Oxford et Cambridge ; la seconde, plus étoffée, est parue en 1604. Une convergence d’indices internes et externes au texte fait penser que les dates de création les plus vraisemblables se situent entre fin 1599 et début 1601, soit au cours de l’année 1600. Le lieu en a été le Globe, le plus grand des théâtres publics londoniens, qui venait d’ouvrir en 1599 et dont les dimensions colossales sont rappelées dans la pièce (acte II, scène 2) par l’allusion à son emblème, « Hercule et son fardeau ».

Le théâtre du Globe
Le théâtre du Globe

On ignore avec précision quelle a été la réception de la création, mais la publication d’une édition hâtive dès 1603 laisse présager un succès immédiat, d’autant que se produisait dans le rôle-titre l’acteur le plus célèbre du moment, Richard Burbage. La renommée d’Hamlet dépasse vite le Globe et même l’Angleterre jusque dans de lointaines contrées, car le commandant d’un vaisseau au large de la Sierra Leone fait état de deux représentations  bord, en 1607et 1608, très bénéfiques, selon lui, pour la morale et le moral des marins.
En Angleterre, Hamlet s’affirme vite comme la pièce par excellence du répertoire. Elle est jouée à la cour, sous le règne de Jacques Ier en 1619, puis de Charles Ier en 1637, avec l’héritier de Burbage, Joseph Taylor, qui instruisit à son tour Thomas Betterton sur l’interprétation du rôle, en remontant aux vues de Shakespeare lui-même (qui aurait joué le spectre du père d’Hamlet lors de la création). Hamlet traverse presque intact la Restauration des Stuarts à partir de 1660, et dans la foulée, commence aussi son périple européen.
 

Révisions textuelles et succès scéniques aux XVIIe et XVIIIe siècles

À partir de la seconde moitié du XVIIe siècle, la vague du classicisme en Europe conduit à une réglementation du texte d’ Hamlet, sans que se démentent ses triomphes à la scène.
Le retour d’exil du roi Charles II coïncide avec la révision drastique de tout texte ne répondant pas aux nouvelles règles du théâtre classique. Ainsi John Dryden réécrit les plus célèbres pièces de Shakespeare, dont Hamlet, en édulcorant, voire en effaçant les archaïsmes, les jeux de mots grivois, ainsi que le mélange de comique et de tragique, qui pouvaient outrager le « bon goût ». Ces remaniements inaugurent les infléchissements de sens et de durée que feront subir à la pièce déplacements, coupures et omissions au fil des siècles.
Cependant, le rôle-titre fascine de plus en plus les comédiens, authentifiant leurs dons et établissant leur célébrité. L’histoire des mises en scène se confondra longtemps avec les seules appréciations critiques du comédien incarnant Hamlet. Thomas Betterton est l’acteur le plus acclamé sous la Restauration : il tint le rôle pendant près de quarante ans, et l’incarnait encore à 70 ans.

David Garrick dans le rôle d'Hamlet
David Garrick dans le rôle d’Hamlet

Lui succède, au siècle suivant, David Garrick, qui crée le rôle à Dublin en 1741 et sera adulé par des générations de jeunes comédiens.
En homme du XVIIIe siècle privilégiant l’affectivité, il met l’accent sur les liens qui unissent Hamlet à son père. Du reste, les apparitions du spectre s’inscrivent bien dans le goût du siècle pour le fantastique.
Parallèlement, on cherche à établir le meilleur texte de la pièce. En 1676, le directeur de théâtre londonien le plus en vogue, William Davenant, qui a obtenu l’exclusivité des mises en scène en 1660, prépare l’édition connue comme « in quarto des acteurs », qui prévoit un découpage en 5 actes et entérine de nombreuses coupures. D’autres éditions voient le jour au début du XVIIIe siècle, réintégrant notamment les monologues
 

Noirceur au XIXe siècle

Le mal du siècle romantique met en valeur la mélancolie du prince vêtu de noir qu’est Hamlet. Ainsi, l’acteur John Philip Kemble, qui domine le rôle depuis la fin du XVIIIe siècle jusqu’aux années 1830, prend naturellement une pose tragique.

Eugène Delacroix, "Hamlet et Oratio au cimetière", 1839, musée du Louvre
Eugène Delacroix, « Hamlet et Oratio au cimetière », 1839, musée du Louvre

Un autre de ses contemporains, Edmund Kean, rompt avec la cohérence des diverses facettes du héros pour en souligner au contraire les discordances, aboutissant alors à une vision fragmentée qui n’est plus du tout classique.
Ce sombre imaginaire romantique se retrouve dans la peinture, entre autres chez Delacroix, notamment à travers des scènes montrant Hamlet et son ami Horatio au cimetière. C’est dans ce même décor funèbre que l’acteur américain Edwin Booth cherche à rendre la dimension spirituelle d’ Hamlet par des effets de lumière blanche perçant l’obscurité.
À la fin du XIXe siècle, alors qu’Ibsen, George Bernard Shaw et Oscar Wilde rompent avec l’esthétique dramatique de l’ère victorienne, Henry Irving accentue la folie, feinte ou réelle, du héros.

Modernités au XXe siècle

Avec le XXe siècle s’opère une revisitation de la pièce, sous des formes aussi variées que le permet son infinie plasticité. Elles tiennent à la fois à de nouvelles lectures du texte, et à des théories qui lui sont extérieures.
La nouvelle vision d’ Hamlet s’oriente dans deux grandes directions.
D’une part, la pièce est devenue si emblématique qu’elle prête désormais à une désacralisation. En 1966, Tom Stoppard donne la vedette à deux personnages secondaires, Rosencrantz et Guildenstern, courtisans déjà caricaturaux dans l’original, et qu’il fait parler d’outre-tombe dans Rosencrantz et Guildenstern sont morts. Il ouvre ainsi la voie au dramaturge allemand Heiner Müller, qui dans Hamlet-machine, en 1979, parodie sans rire un Hamlet refusant d’être Hamlet, dans une atmosphère de cruauté funèbre.

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Barry Jackson, « Hamlet », 1926

D’autre part, à l’opposé d’une tradition qui concentrait la pièce sur son héros-titre, s’amorce un travail de reconquête de l’œuvre comme un ensemble plus vaste, à la fois par une lecture politique longtemps occultée, et surtout par une prise en compte de quatre rôles majeurs, Gertrude et Ophélie, Claudius et Polonius. En 1948 à Stratford, ville natale de Shakespeare, où Hamlet est joué non seulement comme emblème national mais aussi comme œuvre du patrimoine de l’Europe entière, la prestation d’Anthony Quayle en un Claudius séduisant et ambigu « fournit presque à la pièce un second héros » dans ce rôle si longtemps réduit à un machiavélisme caricatural. Dans un même esprit, le metteur en scène William Poel n’utilise que des comédiens amateurs afin d’en terminer avec l’exclusivité du rôle-titre, dans un spectacle qui rétablit les conditions de jeu de la scène élisabéthaine, ouverte et libérée de tout décor. Toutefois, la prééminence du héros ne disparaît pas totalement : en 1925, John Barrymore est admiré par les critiques, et plus encore, entre 1930 et 1944, John Gielguld est unanimement encensé pour son jeu alliant une extrême cruauté à une extrême tendresse.
Cependant, la véritable modernité scénique viendra plus de considérations extérieures à la pièce, tant d’origines théâtrales que psychologiques. Dès le début du XXe siècle, des innovations de l’esthétique dramatique contribuent à moderniser les mises en scène. En 1925, Barry Jackson présente les comédiens en costumes modernes – jupes plates et culottes de golf – sur une scène au décor minimal. Le grand rénovateur Edward Gordon Craig fait jouer les acteurs en fonction de la topographie du plateau, nu mais fragmenté en espaces séparés par des rideaux qui permettent d’enchaîner les scènes plus rapidement. Antoine Vitez s’en inspirera en 1983 à Chaillot, où dans un décor blanc descendent soudain de grandes tentures rouges ou des cloisons trouées de portes.
Laurence Olivier, "Hamlet", 1948
Laurence Olivier, « Hamlet », 1948

Au milieu du XXe siècle, c’est une théorie extérieure au théâtre, la psychanalyse, qui modernise le plus notablement la pièce. Dans L’Interprétation des rêves, Freud avait rapproché Hamlet d’Œdipe, mais d’un Œdipe qui, au lieu de réaliser ses fantasmes, les aurait refoulés, et cette idée inspire doublement Laurence Olivier, d’abord dans sa mise en scène en 1937, puis dans son film en 1948.
En actualisant le complexe d’Œdipe, Hamlet devient plus que jamais une grande énigme de la littérature, sans nuire pour autant, bien au contraire, à sa force esthétique.
Laurence Olivier intègre parfaitement son interprétation œdipienne à sa conception du décor, de la diction et de la gestuelle, et dans son film, la séquence du monologue « Être ou ne pas être » constitue un des plus beaux plans de l’histoire du cinéma.
 
 

II. « Hamlet » sur les scènes françaises

 
Après des débuts scéniques assez tardifs à la fin du XVIIIe siècle, Hamlet a eu de plus en plus de succès en France, non sans poser bien des problèmes, car à la difficulté du choix entre différentes versions du texte, s’ajoute celle du choix de la traduction.
 

Lente percée aux XVIIIe et XIXe siècles

C’est Voltaire qui, dans ses Lettres philosophiques de 1734, publie un premier commentaire de l’œuvre de Shakespeare en français, contenant notamment la première traduction du fameux monologue « To be, or not to be ». Le philosophe précède ainsi des traductions fragmentaires de Pierre Letourneur, Shakespeare traduit de l’anglais, en 1776.

Talma et Joséphine Duchesnois dans "Hamlet", de Jean-François Ducis,
Talma et Joséphine Duchesnois dans « Hamlet », de Jean-François Ducis, BNF

À la scène, hormis quelques adaptations de comédies de Shakespeare pour le théâtre musical, c’est Jean-François Ducis qui tente le premier, en 1769, la transposition d’une tragédie, précisément Hamlet, tragédie en 5 actes imitée de l’anglais. Ayant probablement vu jouer Garrick lors de ses différents passages à Paris, il écrit le rôle-titre pour le plus grand acteur français de l’époque, Lekain. Mais celui-ci refuse, estimant que les « crudités » de Shakespeare ne peuvent être goûtées par le public français habitué aux beautés de Corneille et Racine, et c’est finalement Molé qui créera le rôle. La version de Ducis est bien éloignée du texte original : réduite à six personnages et uniquement centrée sur le thème de la vengeance, elle donne un rôle primordial à la reine Gertrude et supprime les scènes jugées choquantes, y compris celles de l’apparition du spectre et de la folie d’Ophélie. Aussi le spectacle a-t-il été plutôt mal reçu. Mais la rencontre de Ducis avec le grand acteur Talma va bien faire évoluer les choses. Au début du XIXe siècle, les deux hommes s’associent pour remanier progressivement la pièce : ainsi en 1804 apparaît une première mouture du célèbre monologue. De plus en plus améliorée, la version de Ducis sera jouée jusqu’en 1851.
"Hamlet, prince de Danemark", d'Alexandre Dumas père
« Hamlet, prince de Danemark », d’Alexandre Dumas père

À la fin du XIXe siècle, le Théâtre-Français monte Hamlet, prince de Danemark d’Alexandre Dumas père et Paul Meurice, d’après Shakespeare. La traduction de Meurice, arrangée pour la scène par Dumas et qui apparente la pièce à un mélodrame, avait été présentée dès 1844 au comité de lecture du théâtre, qui l’avait ajournée. Furieux, Dumas l’avait retirée pour la faire jouer ailleurs, d’abord au Théâtre historique en 1847, puis au Théâtre de la Gaîté en 1867. C’est seulement en 1886 que le spectacle est repris à la Comédie-Française, dans une mise en scène de l’administrateur Émile Perrin, avec des costumes illustrant le XVIe siècle, époque de Shakespeare et non de l’intrigue. Le fait le plus marquant est l’interprétation magistrale de Mounet-Sully, un des sommets de sa carrière, qui tiendra le rôle sans partage de 1886 à sa mort en 1916, et qui fait également office de metteur en scène, en voulant surtout montrer « l’expression scénique d’un drame intérieur ».
Sarah Bernhardt dans le rôle d'Hamlet © Université de Pennsylvanie
Sarah Bernhardt dans le rôle d’Hamlet © Université de Pennsylvanie

Pendant longtemps, aucun autre comédien ne se risquera à endosser le costume d’Hamlet, à l’exception d’un autre monstre sacré, Sarah Bernhardt. En 1899 elle commande une adaptation à Eugène Morand et Marcel Schwob pour interpréter Hamlet en travesti, préfigurant ainsi d’autres Hamlets au féminin : Suzanne Desprès pour Lugné-Poe en 1914, Marguerite Jamois pour Gaston Baty en 1928. Cette adaptation, issue d’un pastiche en ancien français, prétendait restituer l’impression que pouvait donner le texte de Shakespeare aux anglophones de la Belle Époque.
C’est cette version, où Hamlet meurt en scène, que la Comédie-Française choisit de reprendre en 1932, mais cette traduction archaïsante paraît alors démodée. Elle contraste d’ ailleurs avec la modernité esthétique de la mise en scène de Charles Granval, qui de plus entre en écho avec la période de crise consécutive au krach de 1929 en présentant l’individu Hamlet combattant contre un mal plus général. Cette mise en scène sera reprise en 1942, mais dans un nouveau texte de Guy de Pourtalès, car la coadaptation de Marcel Schwob, auteur juif, ne pourra plus alors être représentée publiquement. C’est Jean-Louis Barrault qui incarne Hamlet, avant de mettre la pièce en scène en 1946 comme une sorte de manifeste politique : le héros est sacrifié au monde nouveau qui renaît.

Foisonnement à la fin du XXe siècle

Depuis les années 1970, les scènes françaises ont présenté de nombreux Hamlets, en jouant de multiples possibilités : fidélité ou réécriture, version intégrale ou adaptation, sobriété ou extravagance, texte culte ou prétexte, preuves en tout cas de l’étonnante plasticité de l’œuvre. Bornons-nous à évoquer cinq mises en scène qui semblent les plus notoires.

"Hamlet", traduction de Daniel Mesguich, 2012
« Hamlet », traduction de Daniel Mesguich, 2012

Celle de Daniel Mesguisch en 1977 au Théâtre des Amandiers de Nanterre s’inscrit dans une mode qui fait d’Hamlet l’incarnation du théâtre miroir de lui-même. En effet, Mesguisch, qui a choisi une traduction archaïsante, surimpose un second texte commentant la pièce et accompagne les rôles principaux de doubles imaginaires, que l’on trouve souvent appropriés à « cette œuvre pirandellienne avant la lettre ».
En 1983 à Chaillot, Antoine Vitez donne à la fois une version intégrale de 5h 30 et une version écourtée, toutes deux dans le décor blanc de Yannis Kokkos, parfois fragmenté par des tentures. Le public a surtout été impressionné par les apparitions du Spectre, qui traverse la scène dans sa plus grande diagonale avec une extrême lenteur dans une lumière blanche.
À la suite de l’étrange traduction littérale choisie par Vitez, une plus véritable fidélité au texte voit le jour avec la traduction du poète Yves Bonnefoy, que reprend l’actuel spectacle de la Comédie-Française, et qui est utilisée dans deux mises en scène fort différentes. En 1988, à Avignon puis aux Amandiers, le regretté Patrice Chéreau invente un plateau scénique mobile et abstrait, qui se surélève ou se creuse par endroits, pour inclure le théâre dans le théâtre, tout en situant Hamlet au centre de l’œuvre : pour ce rôle, Gérard Desarthe reçoit le Molière du meilleur comédien. En 1994, c’est Georges Lavaudant qui fait entendre ce même texte poétique à la Comédie-Françoise dans une mise en scène ouverte conçue comme « un défi à toutes les interprétations » et où Redjep Mitrovista incarne cet Hamlet de tous les possibles.
Enfin, en 2004, à nouveau aux Amandiers, une mise en scène de Patrice Cautier et Moshe Leiser plante un décor de brocante hétéroclite voulant figurer un monde bizarre qui n’est ni d’ici ni d’ailleurs. Dans cet univers de désastre, Charles Berling est un Hamlet mobile qui dit tout le texte en alternant subtilement folie réelle et folie feinte.
 
 

        

III. Le spectacle de la Comédie-Française

La nouvelle vision d’ Hamlet a quelque peu déconcerté la critique et le public¸mais elle permet d’entrevoir des facettes inattendues de ce chef-d’œuvre.
 

Le metteur en scène face à la tradition

Dan Jemmett se trouve être à la fois familier de la Comédie-Française et de Shakespeare. Dans notre théâtre national, il a présenté en 2007 Les Précieuses ridicules de Molière, et en 2009 La Grande Magie, d’Eduardo De Filippo, où il avait déjà dirigé Denis Podalydès, en le voyant comme un futur Hamlet.

Hervé Pierre et Geoffroy Carey dans "Presque Hamlet",de Dan Jemmet, 2002
Hervé Pierre et Geoffroy Carey
dans « Presque Hamlet », de Dan Jemmet, 2002

Quant à Shakespeare, c’est un auteur que Jemmett aime revisiter avec humour et sans ménagement, comme il l’a fait dans Presque Hamlet (2002), Shake d’après La Nuit des rois (2001), ou encore Les Trois Richard, un Richard III (2012).
Certes, comme tout homme de théâtre anglais, Dan Jemmett ne peut écarter la lourde tradition qui pèse sur un texte si fondamental, ainsi qu’il l’avoue à Laurent Muhleisen, conseiller littéraire de la Comédie-Française : « À l’école, à l’Université, avec mon père – qui était acteur –, c’est comme si ce texte avait depuis toujours été au centre de tout mon rapport au théâtre. » Plus généralement, le public anglais entretient avec Hamlet le même rapport que le public français avec certaines pièces de Molière : lors des représentations, il attend la suite du texte, parce qu’il le connaît en grande partie. Dès lors, tout metteur en scène qui cherche un tant soit peu à s’en éloigner se heurte souvent à des résistances.
Mais le fait pour Dan Jemmett de monter la pièce à la Comédie-Française lui donne une certaine liberté, ne serait-ce qu’en raison du passage d’une langue à l’autre et du choix d’une traduction. À cet égard, le metteur en scène ne veut pas porter tout le poids culturel du texte original, récusant notamment le vocabulaire archaïque, souvent très abscur aujourd’hui. C’est pourquoi il a choisi la traduction du poète Yves Bonnefoy, dans un français plus moderne et fluide.
 

Une volonté de popularisation

Ce souci de modernisation va de pair, pour Dan Jemmett, avec un ancrage dans le quotidien. À cet égard, l’élément décisif du spectacle est le choix du décor : au lieu du palais d’Elseneur, on a droit à un lieu beaucoup plus populaire, qui tient à la fois du bar et du club de foot. À l’origine, le metteur en scène avait pensé à un club d’escrime, en raison du fait que Denis Podalydès, interprète du rôle-titre, pratique l’escrime. De plus, ce choix s’inscrit bien dans la pièce, puisque le final représente un grand combat à l’épée entre le héros et Laërte, le fils de Polonius, qu’Hamlet a tué. Mais finalement, Dan Jemmett a estimé trop raffinée et feutrée l’atmosphère qu’on attend habituellement d’un club d’escrime, et il a préféré celle du foot, souvenir de sa propre jeunesse. On voit ainsi un bar des années 1970, avec comptoir, bouteilles, tabourets et juke-box, surmonté d’une galerie où trônent de nombreuses coupes sportives.

Elliot Jenicot (Rozencrantz et Guildenstern), Denis Podalydès (Hamlet), Hervé Pierre (Claudius) © Cosimo Mirco Magliocca
Elliot Jenicot (Rozencrantz et Guildenstern),
Denis Podalydès (Hamlet), Hervé Pierre (Claudius)
© Cosimo Mirco Magliocca

Ce glissement traduit donc une volonté générale de situer le drame dans un cadre populaire, certainement pour toucher un public plus large. Dan Jemmett avoue en effet vouloir rejoindre l’état d’esprit des premiers spectateurs d’Hamlet, à l’époque où Shakespeare réussissait à rendre la tragédie accessible à tous les publics, y compris celui qui, au Théâtre du Globe, se tenait debout, à savoir le peuple. Et au fond, si on oublie les circonstances historiques et sociales, la pièce, comme beaucoup d’autres de Shakespeare, n’évoque-t-elle pas essentiellement une histoire populaire ? Ces situations de trahisons, de règlements de comptes, de dilemmes au sein du royaume « pourri » du Danemark ne ressemblent-elles pas à celles de certaines séries télévisées actuelles ? La pièce a beau parler de la royauté, des guerres, de la Pologne et de l’Angleterre, ces aspects ne sont pas présents sur scène.
Ce que l’on a sous les yeux, c’est bien plus une sorte de huis clos familial qui tient davantage du fait-divers que de l’évocation historique. Même le côté fantastique, à savoir l’apparition du spectre, se trouve banalisé, car le vieux roi se retrouve sur scène en tant que personnage humain comme les autres : ce que voit Hamlet, c’est vraiment son père.
 

Du tragique au comique

Un tel parti pris de désacralisation conduit parfois à sourire, voire à rire. D’une part, certains moments apparaissent comme des soupapes destinées à détendre l’atmosphère en jouant sur le décalage, comme chaque fois que quelqu’un esquisse une danse au son de la musique du Juke-box, telle Ophélie en pantalon jaune. Ces moments affectent notamment les personnages les moins dignes.
Ainsi les deux courtisans Rosencrantz et Guildenstern sont réduits à la seule présence du premier, le second n’apparaissant que sous la forme d’une tête de chien manipulée par Rosencrantz comme une marionnette. Claudius, surtout, incarne un décalage trivial : comment songer qu’il est un roi lorsqu’il annonce dans un micro, tel un animateur de show, la prochaine arrivée de Rosencrantz et Guildenstern, ou lorsqu’il essuie des verres derrière le bar ?
Le comique peut devenir grinçant lorsqu’il se trouve associé à la mort. Des éléments banals du décor deviennent soudain des instruments funèbres, telle une des coupes sportives dans laquelle, à la fin, Gertrude boira le poison. Plus encore, la mort de deux personnages est représentée dans un macabre burlesque : Polonius s’effondre sur le juke-box, et le corps d’Ophélie est retrouvé dans les toilettes.

Un héros toujours polymorphe

Si certains aspects dérivent vers le comique, Hamlet lui, n’est jamais caricaturé et manifeste toute sa complexité. Parmi ses innombrables facettes, Dan Jemmett a surtout voulu mettre en valeur le paradoxe du puritain amateur de théâtre. En effet, en hésitant à venger immédiatement la mort de son père, Hamlet fait preuve d’un refus, qui s’étend au monde en général, jugé infecté, putréfié. Le héros est hanté par des images de corruptions, tant du caractère que de la chair, par exemple à travers son dégoût du corps d’Ophélie, et par là, il apparaît comme une sorte de puritain.
shakespeare-hamletPourtant, au lieu de mépriser plaisirs et divertissements, Hamlet aime viscéralement le théâtre. Non seulement il fait venir des comédiens pour faire rejouer l’assassinat de son père, mais il leur donne des instructions sur la façon de jouer un rôle que lui-même ne peut endosser. On touche ici une des contradictions qui interrogent l’identité profonde du héros : est-il lucide ou fou ? Joue-t-il la folie ? Joue-t-il à jouer la folie ? Le labyrinthe est sans issue.
L’interprétation de Denis Podalydès magnifie toutes les virtualités du personnage. L’acteur n’a pas eu au départ une piste précise pour aborder « ce rôle qui est comme une chaîne de montagnes qu’on attaque un jour par la face nord, et un autre par le versant sud », ainsi qu’il le dit à Odile Quirot dans Le Nouvel Observateur du 24 octobre. Toutefois, il est intéressant de remarquer que, pendant les répétitions, le moment où il s’est senti bien, d’emblée, avec son personnage est celui de la scène des comédiens, qui confirme le lien précédemment évoqué du héros avec le théâtre : « Je me suis dit que j’allais prendre Hamlet par ce versant-là, sa faim de théâtre. »
Dès lors, l’acteur arbore un jeu très physique, soit dans l’agitation, comme après sa vision du spectre, soit dans la retenue sous pression, comme dans la plupart de ses monologues. Dans ces derniers, où Hamlet prend le temps de regarder le monde en face avant de se lancer dans la vengeance, Podalydès avoue ressentir fortement le plaisir que prend son personnage « à s’abandonner aux mots alors qu’on attend de lui des actes ». Cette rivalité entre les mots et les actes – ainsi dans la scène où Hamlet repousse verbalement Ophélie tout en lui caressant les bras – constitue peut-être une des formes les plus profondes des contradictions et de la complexité d’un individu qui se qualifie lui-même de « caméléon ».
 

*

Bref, l’actualisation un peu trop réductrice du décor et les dérives vers la comédie ne parviennent pas, fort heureusement, à trahir l’essence du personnage le plus emblématique du théâtre occidental, si complexe que chacun de nous en porte des traces : « Ce rôle vous rend à vous-même », conclut Podalydès. Le spectacle de la Comédie-Française peut aider à en faire prendre conscience, surtout chez les jeunes, mais sans jamais chercher à juger le héros.
please-continue-hamletCela a été l’objet d’un précédent spectacle joué au Nouveau Théâtre de Montreuil du 3 au 19 octobre, Please Continue (Hamlet), qui présentait le procès du héros comme en vrai : le prince d’Elseneur transformé en jeune garçon des banlieues comparaissait devant de vrais juges, avec jurés et experts.
Et si Hamlet était vraiment devenu un personnage populaire !

 Alain Beretta

 
Comédie-Française, salle Richelieu, du 7 octobre 2013 au 12 janvier 2014, en alternance.
• Le théâtre dans les Archives de l’École des lettres.
 

Alain Beretta
Alain Beretta

Un commentaire

  1. merci pour cette analyse complète et riche. Je suis absolument consterné par le démolissage de la plupart des critiques de le mise en scène de Jemmet. Je viens de voir le spectacle que j’ai beaucoup aimé. Certes, tel ou tel aspect peut être contestable, mais on entend vraiment bien le texte, avec des comédiens français toujours aussi excellents et une cohérence globale qui a du sens. Et pourtant, je suis « difficile » par rapport aux mises en scène (et j’ai détesté certains spectacles « raccoleurs » et faussement modernes). Sans être à la hauteur dans le cadre des mises en scène iconoclastes de la superbe mise en scène de « Cyrano » avec Torreton, c’est un savoureux spectacle qui , j’espère, convaincra les lycéens notamment de la modernité du grand Will. (jean-michel Zakhartchouk)

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