«L’Étrange solitude de Manfred Richter», de Gisèle Bienne
On connaît la célèbre formule de Nizan, posée au seuil d’Aden Arabie : « J’avais vingt ans. Je ne laisserai personne dire que c’est le plus bel âge de la vie. »
Hélène Courtois, l’héroïne du dernier roman de Gisèle Bienne, pourrait la faire sienne. Elle aime les livres et vit dans une maison qui s’y apparente : « Une maison c’est un livre dont on n’épuise jamais la lecture… », déclare-t-elle. Elle répète à plusieurs reprises qu’elle est vieille à cet âge.
Ce à quoi Richter, le prisonnier de guerre pris au piège de l’Histoire et empêché par elle d’avoir pu développer la sienne, rétorque : « Tu ne seras jamais aussi vieille qu’à vingt ans, et ça durera jusqu’à tes vingt-trois ans. Tu te sentiras vieille, très vieille ces quelques années-là, alors profites-en, c’est une chance, se sentir vieux quand on est jeune, ce n’est pas donné à tout le monde. » Richter sait de quoi il parle : « nazillon fils d’un nazi, et pas n’importe lequel… ».
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L’histoire ne fait pas de cadeau
L’histoire ne lui a pas fait de cadeau : prisonnier de guerre devenu commis dans la fabrique de meubles paternelle, il se confie à Hélène : « Les seuls moments un peu… disons un peu moins pénibles que j’avais connus, c’étaient, tout compte fait, ceux que je devais à mon statut de prisonnier de guerre chez tes parents. » Richter, le déclassé qui aurait pu devenir médecin comme son père, appartient à ces générations de sacrifiés que les événements ont marginalisés et exclus de leur époque. Il devient le confident, le grand frère, le père de substitution d’une héroïne qui n’entend pas se laisser déposséder de sa propre identité (en temps de guerre : « L’Algérie, c’est plusieurs guerres… »).
Elle ne restera pas avec le commis à travailler à l’atelier : « On remuerait le passé des gens et des pays, et toutes ces idées que j’ai au sujet de l’amour, de la liberté, de l’avenir, de ce monde en trompe-l’œil qui m’a déjà pas mal bernée finiraient par me sortir de la tête. » Non ! Elle est tournée vers l’avenir : elle étudiera à Nancy. L’allemand !
Hélène et Manfred partagent beaucoup de points communs. Tous deux sont tenus au secret (au double sens du terme) dans des univers parallèles. Ils y sont confinés dans leur propre solitude qui les rend étrangers aux autres et à eux-mêmes. Hélène échappe à la « taule » (i.e. l’internat du lycée) pour échouer dans un labyrinthe (« C’est plusieurs domaines à l’intérieur d’un seul, cette maison ») où elle doit aménager son propre refuge (la chambre). Elle n’est pas dupe : « Je suis prisonnière, moi aussi, c’est la meilleure façon que j’ai trouvée pour préserver ma petite liberté. » L’Étranger de Camus n’est pas loin. Elle prêtera d’ailleurs le roman à Edris, le jeune orphelin algérien ami, qui ne s’y trompera pas : « “Tu es avec l’Arabe”, m’a dit Edris en refermant le roman. » Fraternité des cœurs et des amoureux de la liberté !
“Un monde déterritorialisé”
Mais la grande affaire de la jeune narratrice consiste à s’affranchir des histoires – la sienne, troublée par la disparition de sa mère et de celles qu’elle invente : « Je compose des vies aux gens » – pour s’alléger du poids de la fatalité. À se libérer aussi des modèles de jeune fille idéale, comme celui laissé au sein de sa propre famille (la belle-mère surtout) par une correspondante allemande, Katharina, démystifiée : « Elle était un personnage de roman, mon modèle de jeune fille allemande, moderne et romantique. » Regarder devant soi pour avancer. Seule au besoin, puisque les autres tirent en arrière, vers un passé qui déborde du présent et entrave.
La vie, il faut la vivre. Non l’écrire. Mais, pour cela, il importe de sortir de la chambre. Le roman s’applique à décrire comment on y peut parvenir. Préfaçant l’ensemble d’études que La Licorne lui a consacré, Gisèle Bienne évoque non un pays mais « un monde déterritorialisé » : « Mes premiers cahiers, mes premières toiles ont été un mur, se sont confondus avec un mur, puis il y eut un jardin en voie d’effacement, ensuite ce furent des chambres abandonnées. » Le mur, c’est un tableau (l’auteur a peint), il initie à l’écriture et à la peinture. Le jardin, c’est le no man’s land : lieu de repos et de souvenir.
La chambre, c’est l’espace mystérieux où s’élaborent les œuvres : « De nombreux auteurs vivent dans leurs chambres comme des prisonniers dans leurs cellules, prisonniers volontaires, voyageurs rebelles, convoquant le monde sur leurs pages, doutant un jour de leurs forces, reprenant plus ou moins confiance le lendemain, toujours en route » (La Licorne, p. 21). On remarquera que ce texte matriciel contient, entre autres projets, celui du roman qui nous intéresse (« Car le mur est un tableau. Il mériterait que je lui consacre un livre) » (op. cit., p. 12).
Évoquant la maison d’enfance, Gisèle Bienne parle des chambres vides du haut : « Je savais qu’un jeune prisonnier allemand, fils d’un député nazi du Reichstag, avait longtemps dormi dans la plus grande ; et personne depuis. C’était la chambre condamnée. Je connaissais mal notre maison, et mal son histoire » (op. cit., p. 19).
Écrire, pour Gisèle Bienne, c’est quitter la chambre, traverser le jardin, faire le mur et accéder aux Chemins de la liberté qu’ouvrent les mots. C’est tracer des itinéraires de vie à travers l’histoire encore fumante des temps de guerre et de destruction. Car il s’agit bien de reconstruire (Manfred) ou de se construire (Hélène). Ce sera par la langue que la narratrice tentera de réaliser ce projet. Non le français, mais l’allemand, langue qui rapproche les ennemis d’autrefois.
“À l’origine de tout, il y a d’abord le refus”
Sartre conclut sa préface à Aden Arabie par ces mots : « Mais il n’est pas mauvais de commencer par cette révolte nue : à l’origine de tout, il y a d’abord le refus. » Révolte, refus : autant de vocables qui ne trahissent en rien le discours de cette jeune fille qui déclare à la fin du roman : « Vingt ans. Je pars, je tire un trait sur l’ancienne vie. » On entend chanter en sourdine le Cendrars de Feuilles de route : « Quand tu aimes il faut partir. » Bildungsroman – certes ! : « Il ne faudrait plus que je prenne des vessies pour des lanternes, non ça n’arrivera plus, ça ne nous arrive plus quand on est vieux. »
La liberté, c’est renoncer à reproduire l’exemple familial pour créer sa propre histoire, non en l’écrivant mais en la vivant. C’est une façon aussi d’échapper à la fatalité de cet oiseau noir qui apparaît à plusieurs reprises dans le roman, comme le corbeau contre lequel Hélène défend ses yeux, contre l’oiseau de malheur ensuite (« l’animal qui m’avait renversée »).
L’existentialisme opte en faveur du faire (autre constante des romans de Gisèle Bienne) pour assurer l’essence (« L’homme est seulement, non seulement tel qu’il se conçoit, mais tel qu’il se veut, et comme il se conçoit après l’existence, comme il se veut après cet élan vers l’existence, l’homme n’est rien d’autre que ce qu’il se fait », L’existentialisme est un humanisme). Partir pour rechercher « une chambre à part […], une chambre pour abriter une étrange solitude ».
Hélène est bien celle qui est consciente de se projeter dans l’avenir, pour paraphraser Sartre, pour devenir responsable de son existence. Quitte à être perçue comme contrariante, orgueilleuse ou dotée d’un mauvais caractère. Quitte à passer pour « zazoue ». La solitude est nécessaire pour rêver en « imaginant voluptueusement un avenir de femme libre ». De quoi prendre Manfred à témoin, le laisser juge (Richter) de sa libération afin qu’elle ne prenne plus « des vessies pour des lanternes »…
Entre Camus et Sartre, ce roman montre en quoi l’étrangeté qui sommeille en nous pénètre notre identité existentielle.
Michel Lamart
• Gisèle Bienne, « L’étrange solitude de Manfred Richter », Actes Sud, 2013.
• « Gisèle Bienne, figures de l’altérité », La Licorne n°95, Presses universitaires de Rennes, 2011 ; études réunies et présentées par Catherine Rannoux.
• Les romans de Gisèle Bienne à l’école des loisirs.
• Les études consacrées à Gisèle Bienne dans les Archives de l’École des lettres.
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