« Z. M. », de Sophie Pujas. Peindre l’horreur comme beauté
En couverture du livre, un autoportrait aux couleurs brunes, dans un cadre sobre : c’est le visage de Zoran Mušič.
Né en Dalmatie, non loin de Trieste, sous la montagne du Karst qu’il aimait autant que Venise où il a longtemps vécu, Mušič est pour toujours le peintre qui a figuré l’horreur, à Dachau.
En une série de paragraphes portant chacun un titre, Sophie Pujas dresse le portrait de cet artiste singulier, géant à la fois solitaire et proche des autres, maître de son art et doutant sans cesse de sa création.
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Naissance d’un peintre
« Zoran signifie naissance du jour », rappelle l’auteur. La lumière est comme inscrite dans son histoire, dès l’origine. Le jeune garçon est un contemplatif, attentif au moindre détail. Il dessine tôt, s’attachant aux courbes des montagnes près desquelles il vit. Il marche là, de longues heures, et découvre le paysage qui sera son principal sujet. Formé à Vienne, après la Première Guerre mondiale, il connaîtra la fièvre de ces temps qui, à Berlin, donnent l’expressionnisme, Otto Dix ou Max Beckmann.
Il voyage, découvre une Espagne miséreuse qui ressemble aux esquisses de Goya. Il aime les noirs du Greco, apprend aussi la peinture en Europe en observant les « lumières flottantes » de Monet, les couleurs de Picasso. Mais il ne craint pas de fréquenter la morgue et de voir les cadavres, avec l’œil de Léonard ou de Michel-Ange. Quand éclate la Seconde Guerre mondiale, il est un peintre qui commence à savoir ce qu’il veut faire.
À l’école de Dachau
Un éclat de rire l’envoie à Dachau. Devant sa stature de colosse, des geôliers nazis lui ont proposé de s’engager pour le Reich. Il a attendu trois jours dans une infâme cellule de Trieste avant de refuser l’offre. Un train l’a emmené dans ce qu’on appelle, chez les déportés, le « crématoire froid ».
Comme en son temps Otto Dix, Mušič apprend tout dans l’horreur. On l’assigne d’abord à des ateliers pour fabriquer des grenades. Il se livre à de petits sabotages. Puis il découvre le camp, les cadavres qu’on empile, les vivants qui sont entassés parmi les morts et ne tardent pas à périr eux-mêmes. Les détails sont atroces ; il les transcrit dans ses dessins : « Trois cents dessins avaient ainsi surgi. Trois cents victoires, trois cents appels, trois cents défis. »
Il brave tous les dangers, court des risques immenses, cache où il le peut ses travaux. L’essentiel est de préserver son visage, sa face humaine. L’éclat de miroir dont il se sert pour faire sa toilette est, au camp, ce qu’une toile dans laquelle il se scrute sera pour lui, une fois la liberté recouvrée. Et dans un tableau du Titien, le noir profond sera aussi un révélateur qui dit l’intérieur, la vérité d’un homme. Même à l’infirmerie où on le conduit après une épidémie de typhus, il dessine. Ses croquis pourraient lui survivre. « Ce qui m’étonne, c’est d’avoir pu dessiner si bien », dira-t-il plus tard.
La guerre le laisse à la fois épuisé et silencieux. Il habite Venise, rencontre Ida, lumineuse jeune femme qui sera son épouse. Et sa guerre commence, avec les images qui peuplent sa mémoire, avec ces visages aux yeux exorbités qui n’étaient plus des visages, sinon pour lui. Dachau aura été sa véritable école, comme la guerre napoléonienne a donné sa véritable dimension à l’œuvre de Goya : « Avec le temps, en tant qu’artiste, je suis devenu reconnaissant d’avoir été contraint de regarder le cœur même des choses. »
Mušič, l’homme silencieux
Sophie Pujas raconte des éclats d’existence, les juxtapose comme le fait la mosaïque byzantine qui a tant inspiré le peintre, et tous ces éclats donnent l’image d’un homme hors du commun. Toujours modeste, presque effacé, Mušič est un homme silencieux. On goûtera telle anecdote le montrant à Paris, cheminant avec Giacometti, aussi peu bavard que lui. On sera touché par cet homme qui ne voulut pas d’enfant, qui ne savait pas les peindre et ne put répondre à une commande du cardinal Lustiger, malgré ses efforts. Et puis il y a l’homme qui aimait Ida et, plus que tout, leur liberté et leur création : ils se sont mariés mais n’ont pas habité ensemble, pour s’épargner l’usure du couple et pour que sa compagne puisse créer, comme lui, sans jamais s’effacer. « L’amour ne leur était une force que dans la liberté, que dans le refus d’étouffer l’autre, de réclamer de lui une force vitale qu’il devait consacrer à son art. »
Et puis l’enfant né aux confins de divers pays, de diverses langues, tout près de Trieste, était devenu une sorte de nomade, attiré par les paysages plus que par les gens, par le silence, par la puissance qu’imprime le désert en soi. Le vide ne l’effrayait pas, bientôt peuplé de couleurs, de formes, d’une présence que ce court et beau portrait – l’un des derniers livres de la collection fondée par J.-B. Pontalis – nous offre.
Norbert Czarny
• Sophie Pujas, « Z. M. », L’un et l’autre, Gallimard, 2013.
• Archives de l’INA : Georges Charbonnier s’entretient avec Zoran Mušič en 1957.