« Lincoln », de Steven Spielberg

steven-spielberg-lincolnAbraham Lincoln (février 1809 – avril 1865) est le seizième président des États-Unis et le premier président républicain, élu pour deux mandats de quatre ans, en 1860 et 1864 (il n’a pu terminer le second, ayant été victime d’un attentat). C’est vu de dos et de trois-quarts que le comédien britannique Daniel Day-Lewis lui ressemble le plus. Grand nez, menton en galoche accentué par la barbe, visage osseux.

La silhouette filmique de ce grand homme – qui mesurait 1 m 93 – évoque les personnages de Dickens et s’inscrit dans les mémoires par son aspect caricatural. Puis on voit les yeux et on est conquis par ce regard bleu que l’acteur offre à son personnage. Il nous fait oublier les rides, savamment accentuées par toute une équipe de maquilleurs. Et quand ce regard s’empreint de malice pour raconter l’une de ces anecdotes historiques ou bibliques dont Lincoln avait le secret, ou pour faire l’un de ses discours de prédicateur inspiré que les gens apprenaient par cœur, on est définitivement conquis. Comme Jésus, le Président parle par paraboles.

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Des « Dents de la mer » à Lincoln

Spécialiste des films d’aventures à grand spectacle (Les Dents de la mer, 1975 ; E.T., 1982, Indiana Jones,1984 ; Jurassic Park, 1993), Steven Spielberg s’est toujours voulu surtout cinéaste de l’Histoire. Après la Shoah (La Liste de Schindler,1993), la Seconde Guerre mondiale (Il faut sauver le soldat Ryan, 1998) et le conflit israélo-palestinien (Munich, 2006), il revient dans son pays pour peindre l’Amérique au temps de la guerre de Sécession et traiter une fois de plus non seulement le thème crucial de la guerre, mais une question qui lui tient particulièrement à cœur, celle de l’esclavage, déjà au centre de La Couleur pourpre (1985) et Amistad (1997).

Il avait depuis longtemps acheté, avant même que l’ouvrage ne soit écrit, les droits du livre de la grande biographe des présidents américains, Doris Kearns Goodwin, Team of Rivals : The Political Genius of Abraham Lincoln (2005). Il connaissait aussi le roman historique Lincoln, de Gore Vidal (1984), adapté pour la télévision en 1988. Mais surtout les films de référence, celui de D. W. Griffith, Abraham Lincoln (1930), avec Walter Huston, celui de John Ford, Young Mr. Lincoln (1938), avec Henry Fonda débutant, et le Lincoln de John Cromwell (1940), d’après la pièce de Robert Sherwood, avec un acteur d’une ressemblance saisissante, Raymond Massey.

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Un « biopic »

 Lincoln est ce que l’on appelle avec un peu de mépris un « biopic » (biographical motion true picture), la biographie en images d’un personnage réel. Le point de vue adopté est essentiel dans ce genre très codé, qui obéit à des contraintes narratives spécifiques. C’est d’abord le choix et la reconstitution minutieuse du décor – ici la ville de Richmond, magnifiquement filmée –, puis le réalisateur doit choisir entre récit totalisant et récit partiel et adopter un ordre narratif, linéaire ou par flash-backs.

Contrairement aux films de John Ford et de John Cromwell, qui se concentrent plus sur l’étonnante ascension de ce fils d’épicier pauvre devenu avocat que sur la carrière politique du président, Spielberg choisit de traiter seulement les quatre derniers mois de la vie d’Abraham Lincoln – quand la guerre civile fait chaque jour davantage de morts – par un récit linéaire presque quotidien.

C’est le moment où le Président, décidant de mener le combat sur un double front : militaire et intérieur, veut à la fois la fin des hostilités et l’adoption par la Chambre du treizième amendement de la Constitution, qui abolirait l’esclavage. En stratège accompli, il sait que chaque chose doit venir en son temps : si la paix intervient trop tôt, il risque de ne pas avoir la majorité nécessaire au Parlement pour faire passer l’amendement.

 

Quand la fin justifie les moyens

Véritable traité de science politique, le film démontre brillamment la nécessité des compromis quand la fin justifie les moyens. Machiavel n’aurait pas fait mieux que Lincoln, prêt à acheter les voix qui lui manquent en promettant des postes aux hésitants. Il pratique la diplomatie avec un art consommé et une subtilité certaine, naviguant à vue entre idéaux et pragmatisme, et jouant de son charisme pour convaincre les plus irréductibles. Du coup, le film instaure un véritable suspense, chaque voix étant gagnée par une négociation appropriée.

« Cette loi juste, obtenue au prix de tractations indignes par l’homme le plus intègre d’Amérique », comme l’a dit Thaddeus Stevens (Tommy Lee Jones) qui représentait la Pennsylvanie à la Chambre, est le résultat de cette stratégie exemplaire.

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Le portrait intime d’un homme public

Steven Spielberg a voulu faire le portrait intime d’un homme public, avec ses doutes et ses certitudes, ses problèmes familiaux, sa générosité et son empathie, son humour ravageur et surtout son amour immense du pays auquel il a consacré sa vie. Daniel Day-Lewis – qui aura probablement un oscar d’interprétation pour ce rôle – incarne et exalte chacune de ces dimensions : l’homme de paix, le républicain anti-esclavagiste, à la fois homme public, père aimant et attentif, guide spirituel de sa famille et de son pays, protecteur des idéaux de la démocratie américaine malgré ses propres représentants. Lincoln est certainement l’une des plus belle images paternelles rêvées par le cinéaste.

Classique certes, mais pénétré d’une ferveur réelle, Lincoln est un film grand public par son pacifisme un peu simpliste et sa façon de concentrer l’attention sur le problème des Blancs, sans faire aux Noirs une place assez significative. En cela, Django Unchained, de Quentin Tarantino, manifeste une compréhension plus intérieure de la condition des esclaves. Mais la réussite de Spielberg tient au portrait inspiré de Lincoln, auréolé d’une lumière prophétique par le chef opérateur Janusz Kaminski, qui accompagne Spielberg depuis toujours. Et porté par la musique de John Williams.

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À la fois capitaine de vaisseau obstiné, que l’allusion aux baleines rapproche du héros de Moby Dick, et vieux père tendre et taquin, dont les châles et la démarche  chancelante rappellent sans cesse la profonde humanité, ce Lincoln-là, transcendé par le charismatique Daniel Day-Lewis, ne peut laisser indifférent. Son assassinat en a fait un martyr de ses convictions.

Si la biographie tourne à l’hagiographie, c’est que Spielberg entend offrir, avec le patriotisme intransigeant de son modèle, une magnifique image identificatoire à tous les jeunes gens d’aujourd’hui, que leur condition semble condamner aux basses besognes dans une société élitiste. En France, où l’on en a pourtant bien besoin, cette faiblesse américaine pour la patrie fait sourire et l’on se moque des grands modèles. Dommage !

Anne-Marie Baron

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Anne-Marie Baron
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