Bristol de Jean Echenoz : série Z à Juvisy
Par Norbert Czarny, critique littéraire
Le dernier roman de Jean Echenoz s’attache à un personnage de cinéaste qui porte le nom d’une ville anglaise et vit son premier coup de foudre avant un tournage en Afrique du Sud-Est. Autour d’eux, une galerie de portraits s’ébroue dans une drôle de pantalonnade.
Par Norbert Czarny, critique littéraire
Bristol, deux syllabes, comme Ravel, comme Fulmard, un nom sobre, sans éclat. Sans lien avec la ville anglaise ni la fiche du même nom. Bristol est le titre du nouveau roman de Jean Echenoz. Le nom du héros, un cinéaste, n’ayant rien tourné de bien notable. Le film qu’il prépare n’aura pas forcément l’audience de sa série de spots publicitaires pour la boisson Bulloz. Mais enfin, il a l’accord de Marjorie des Marais, romancière à succès, pour adapter Nos cœurs au purgatoire. Le titre du film, L’Or dans le sang, lui donne une autre allure.
Pas grand-chose ne transparaît de ce film dans le roman, sinon qu’on peut le voir un mercredi sur deux, au Family d’Arpajon. Mais le roman fait rire et, à l’instar de tous les romans d’Echenoz, il est sans cesse en mouvement, inventif et joueur. Le narrateur ne lâche jamais le lecteur qui est comme son partenaire principal. Lire ce roman, c’est en être totalement complice.
Le quatrième de couverture le chuchote, il y a une femme dans l’histoire. Elle est blonde (comme dans Les Grandes blondes, comme les héroïnes hitchcockiennes) et s’appelle Céleste Oppen. Son nom de famille (deux syllabes encore) ne doit pas grand-chose au hasard. Outre que c’est celui d’un poète objectiviste américain, il compte comme tous les noms propres pour l’écrivain. Avec Yves Ravey et Patrick Modiano, Jean Echenoz est de ces romanciers qui ne peuvent écrire s’ils n’ont pas trouvé les noms des personnages et ceux des lieux. Il travaille les rythmes et les sonorités, décrivant un canapé à « gros-grain grenat » ou un éléphant « ivre de rage et de rut ». Tout importe dans la langue inventée par Echenoz.
Six secondes ou l’éternité
Céleste n’est pas le premier choix du metteur en scène de L’Or dans le sang. C’est Marjorie qui l’impose. La riche romancière aidera la production du film dont une partie est tournée en Afrique du Sud-Est. Même si on la voit moins que d’autres personnages, Céleste joue un rôle clé. Sa rencontre avec Bristol est déterminante : « Bristol lève les yeux de ses fiches pour les porter distraitement sur Céleste, et ils se regardent alors. Cela ne s’était jamais produit, du moins jamais de cette façon car ce regard se prolonge : un échange muet associant la distance à la proximité, la confiance à la suspicion, le hasard à la nécessité, l’inquiétude à la certitude et quelques autres oxymores du même tabac. Tout cela le temps d’un regard qui ne doit pas excéder six secondes mais qui semble durer mille fois plus, l’éternité ou quelque chose dans ce genre. »
Difficile de représenter un coup de foudre, glisse Echenoz. « Un professionnel saurait très bien le faire, mais quand on n’est qu’un amateur, l’entreprise est décourageante, et donc le mieux, dans ce cas, aurait peut-être été de ne rien décrire du tout. Mais bon, nous aurons essayé. »
Ronde de personnages
Si le duo Bristol-Oppen prime, d’autres personnages comptent dans le roman. Ainsi cet homme qui tombe du cinquième étage, rue des Eaux, au moment où Bristol sort de l’immeuble. Dans Vie de Gérard Fulmard, roman écrit par Jean Echenoz en 2020, une célébrité tombait aussi de haut, rue Erlanger, dans ce même seizième arrondissement que l’écrivain semble connaître comme personne.
Le tournage donne sa trame principale au roman ; le sort de cette anonyme, Michèle Severinsen, que l’on tarde à identifier, en donne la seconde. Quand elle voit le cadavre, cetémoin principal « gémit en se tordant les mains comme une suivante assiste au suicide de sa reine, emploi qu’elle incarna jadis dans la scène 7 d’un acte V ». Michèle ouvre souvent sa porte, « corps majestueux d’ancienne actrice contenu dans un peignoir à motifs de lilas, corps président du syndicat de copropriétaires ».
La suite du portrait est à l’avenant, qui rappelle certaines silhouettes de Tex Avery. De celles qui attirent les loups dans les dessins animés du maître états-unien. L’un des loups ne paie pas de mine, avec sa moustache « diaphane » et ses soucis très domestiques : c’est Claveau, policier qui enquête sur l’homme tombé du cinquième étage. Un autre visiteur sera le commandant Parker, un chef de milice passionné par le cinéma allemand des années soixante-dix. Avant de s’installer chez Bristol, à Paris, il assure en Afrique la figuration de manière quelque peu contrainte puisque personne ne l’y a engagé. Mais son groupe armé a la façon pour s’imposer.
C’est une ronde de personnages, une galerie de portraits de tous les styles, de la silhouette esquissée au C.V. complet, ou au récit de vie au passé simple. Cela tourne parfois à la « pantalonnade », un peu comme dans Maître Bolbec et son mari, la pièce qui a assuré à Michèle un petit succès auprès du public.
L’ellipse plutôt que l’hypotypose
Une mort suspecte, un tournage compliqué sous un climat assez défavorable : « On y est et l’air est si brûlant qu’il n’est plus vraiment de l’air : c’est une matière solide aussi compacte qu’un pudding, quoique différemment incomestible mais qu’on aura autant de mal à déglutir ». Le roman est également traversé d’amours volatiles, des voyages soit pour aller négocier à Nevers avec Marjorie, soit pour fuir ou se faire oublier. Le romancier aménage un tourbillon dans lequel il préfère souvent « l’ellipse à l’hypotypose ».
Il accélère, puis ralentit, ou s’arrête comme, par exemple, pour entendre sur un bateau « en apnée » dans son port à sec, « les anneaux rouillés du rideau (produire) un jappement de chiot sous-alimenté ». Il sait comment distinguer des « acacias malingres, célibataires et parfois morts » ou noter la présence de « hyènes qui ricanent en jetant des regards jaunes vers les fenêtres ouvertes derrière quoi, on ne sait jamais, peuvent se trouver d’alléchants nourrissons sans surveillance, riches en protides et en sels minéraux ».
Aucune phrase n’est commune chez Echenoz où les personnages peuvent « convoquer un tableau Excel » pour préparer le film ou bien constater que « la femme de ménage est en dérangement ». Le romancier joue de tous les lieux communs. Son Afrique ressemble à celle qu’on peut voir sur les chaînes de télévision au café : «Le Narval est gouverné par deux femmes : entre une falaise de cigarettes et une plage de jeux à gratter, sa gérante mûrit derrière un vitrage pendant que s’affaire une esclave du percolateur à l’évier ».
De même, les dialogues, qu’ils soient en style direct ou rapportés, usent de ces procédés que l’on trouve dans les séries Z ou dans les romans, et vivent l’espace d’un instant, comme des clips publicitaires. Entre Claveau et Michèle, « un espoir que je ne vous dérange pas s’échange contre un enchantement de vous revoir ».
Dans Un an, roman écrit peu avant le nouveau millénaire, le narrateur suivait le personnage de Victoire dans sa fuite vers le Sud-Ouest en TGV. Le narrateur de Bristol décrit aussi les sensations d’un trajet : «Dans les trains, quand il en prend un, Robert Bristol se propose toujours de regarder le paysage pour observer comment s’opère le passage de la ville à la campagne. Or, ce glissement n’est pas si simple : on se croit chaque fois sorti de l’une sans avoir pour autant pénétré l’autre. C’est que la banlieue complique ce projet, la transition n’est jamais nette, des lotissements contredisent des silos, les parkings d’entreprise réfutent les fourragères, un supermarché discount désavoue un épandeur d’engrais. On ne sait pas trop où l’on en est avant qu’enfin se déploie la campagne authentique : champs sillonnés en attendant qu’y pousse va savoir quoi, forêts, bosquets, boqueteaux serrés les uns contre les autres et qu’envie à distance un petit arbre solitaire en bord de route, dépressif et compassionnel. ». Dépressif et compassionnel : l’inverse de ce que promet Bristol.
N. C.
Jean Echenoz, Bristol, Éditions de Minuit, 208 pages, 19 €.
L’École des lettres est une revue indépendante éditée par l’école des loisirs. Certains articles sont en accès libre, d’autres comme les séquences pédagogiques sont accessibles aux abonnés.