Le Point d’exclamation, d’Anton Tchekhov :
un conte de Noël et de libération

À la veille des fêtes, un petit fonctionnaire en fin de carrière voit un jeune collègue moquer son orthographe mécanique. Il se réveille en utilisant un signe de ponctuation qui change son rapport au monde et à lui-même.
Par Pascal Caglar, professeur de lettres (académie de Paris)

À la veille des fêtes, un petit fonctionnaire en fin de carrière voit un jeune collègue moquer son orthographe mécanique. Il se réveille en utilisant un signe de ponctuation qui change son rapport au monde et à lui-même.

Par Pascal Caglar, professeur de lettres (académie de Paris)

Il peut être surprenant de trouver parmi les centaines de nouvelles écrites par Tchekhov l’une d’elles sous-titrée « Conte de Noël ». Pourtant, au-delà du fait que le Point d’exclamation ait paru pour les fêtes de fin d’année en 1884, cette nouvelle s’apparente bien à l’esprit des contes de Noël. Ce ne sont pas seulement de belles histoires moralisatrices pour enfants bien aimés et bien élevés, comme le genre les consacra vers la fin du XIXe siècle bourgeois (chez Dickens, par exemple) ni même de belles histoires pieuses, comme la tradition chrétienne les avaient voulues depuis le Moyen Âge. Ce sont des récits courts, des nouvelles de trois pages, qui traitent d’un petit miracle. En l’occurrence, chez Tchekhov, d’une naissance ou d’une renaissance quasi divine que le personnage principal va connaître le soir de Noël après une discussion avec sa femme.

À la veille des fêtes, Pérékladine, petit fonctionnaire en fin de carrière, se voit raillé par un jeune collègue qui se moque de son peu d’instruction. Naïvement, Pérékladine lui avoue avoir appris avec le temps, « l’habitude, la routine », son métier. Ainsi, sans avoir étudié, il a pu, pendant quarante ans, rédiger tous les documents qui lui étaient demandés. Dédaigneux, le jeune conclut ainsi leur conversation : « Votre orthographe inconsciente ne vaut pas un sou, c’est de la production mécanique, rien de plus. »

De retour chez lui, couché auprès de sa femme, Pérékladine ne trouve pas le sommeil mais repense à l’altercation. Pour se prouver à lui-même qu’il maîtrise la langue, il se revoit noter correctement tous les signes de ponctuation, gage de clarté et de rationalité dans le discours. Ainsi défilent le point, la virgule, le point-virgule, les deux points, le point d’interrogation, et, tout à coup, il s’aperçoit n’avoir jamais utilisé le point d’exclamation. Saisi d’angoisse, il ne voit plus le sens et la fonction de ces points d’exclamation. Paniqué, il demande à sa femme de l’éclairer : « Ce signe de ponctuation, lui dit-elle, s’emploie pour exprimer l’enthousiasme, l’indignation, la joie, la colère et autres sentiments. »

Ce rappel lui fait l’effet d’une révélation : il réalise alors qu’il n’a jamais eu besoin, dans sa vie professionnelle, de recourir à ce signe de ponctuation. Il en conclut, qu’« un être insensible a pu parfaitement rédiger des pièces administratives pendant quarante ans » et qu’il n’a peut-être jamais été qu’« une machine à écrire ». Dès le lendemain, après une nuit de rédemption, nuit où les points d’exclamation ont tournoyé dans sa tête, devant se rendre au bureau pour signer le livre des fêtes offert à son directeur, il décide de ne pas être qu’« une machine à féliciter ». Alors, trempant la plume dans l’encrier, il signe : « Efime Pérékladine, secrétaire de collège !!! »

Commentaire final de Tchekhov : « En mettant ces trois points d’exclamation, il éprouvait de l’enthousiasme, de l’indignation, de la joie, et bouillait de colère. »

Signe de l’être émotionnel

Le sens de la nouvelle est clair : en retrouvant ce signe de ponctuation, le personnage a retrouvé son apparence humaine, son être émotionnel, sensible, vivant, cette nature qu’une vie de routine avait supprimée en lui, l’amenant progressivement non à s’épanouir mais à se scléroser, se mécaniser, comme l’avait deviné le jeune homme. Cette signature avec trois points d’exclamation, c’est la signature d’un être nouveau, d’un Pérékladine retrouvé, réconcilié avec tout son être, pas seulement un secrétaire de collège de dixième rang, mais un être de sang et de cœur, un être qui peut signer d’un point d’exclamation, « bouillant de colère » et de dignité restaurée.

Dans son dernier essai sur Tchekhov, Au loin la liberté, Jacques Rancière ne commente pas cette nouvelle, mais sa lecture d’ensemble confirme les impressions fournies par ce Point d’exclamation : « Un jour, au hasard, n’importe où, l’ordinaire du temps de la solitude a été troué par une apparition : la liberté est là, au loin, qui fait signe et indique qu’une autre vie est possible. […] La question n’est pas de savoir si la vie est minable, si tout est minable, mais de montrer qu’il y a quelque chose, il y a une étincelle. Tchekhov essaie de faire croître cette étincelle. » Dans le vocabulaire du philosophe, les trois points d’exclamation marquent la découverte de la liberté, d’une « vie nouvelle » dont le héros fait l’expérience, et chose inouïe, cette prise de conscience se réalise à travers une réflexion sur la ponctuation.

Dans sa nouvelle, Tchekhov essaie de faire advenir l’étincelle, associée ici à la rédemption de Noël. Ce quelque chose à atteindre n’est jamais facile, et, la plupart du temps, sa quête est loin d’être couronnée de succès. En témoignent ces deux autres admirables contes de Noël de Tchekhov : Vanka et À Noël : dans le premier, Vanka, petit garçon de 9 ans placé chez un patron violent, écrit pour Noël à son grand-père et le supplie de venir le chercher. L’enfant met la lettre à la poste, joyeux et plein d’espérance… sans savoir qu’il fallait la timbrer.  Dans le second, Vassilissa, vieille paysanne, écrit à chaque Noël à sa fille mariée, partie suivre son mari à Moscou, et n’en reçoit jamais de réponse. Lors du dernier Noël, on apprend que le mari jette les lettres sans les remettre à sa femme, pensant en lui-même : « aucune importance ».

Plus encore que la liberté, c’est le sentiment, l’émotion vraie qui, le plus souvent, est cruellement bafoué, dénié ou étouffé dans l’univers de Tchekhov. Le plus admirable est que tout est dit ici à travers une leçon de ponctuation, exploitation géniale de l’histoire de la typographie et de l’invention du point d’exclamation, dernier en date des signes de ponctuation introduits dans l’imprimerie européenne au XVIe siècle : après les siècles d’écriture sans ponctuation de l’époque médiévale, s’imposèrent peu à peu des points « de distinction », culminant jusqu’à l’expression de la subjectivité dans l’énoncé avec cette marque d’abord désignée comme « point admiratif », puis définitivement nommée : point d’exclamation.

P. C.

Anton Tchekhov, Le Point d’exclamation, coll. « Tchekhov Œuvres ”, t. 1, Bibliothèque de la Pléiade.

Ressources

  • Jacques Rancière, Au loin la liberté. Essai sur Tchekhov, éd. La Fabrique, 2024.
  • Alain Cabantous, François Walter, Noël. Une si longue histoire, Payot, 2016.
  • Jacques Drillon, Traité de la ponctuation française, coll. « Tel », Gallimard, 1991.

L’École des lettres est une revue indépendante éditée par l’école des loisirs. Certains articles sont en accès libre, d’autres comme les séquences pédagogiques sont accessibles aux abonnés.

Pascal Caglar
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