Ilaria ou La conquête de la désobéissance,
de Gabriella Zalapì : le prix de l’enfance

Dans son troisième roman, l’écrivaine et plasticienne Gabriella Zalapì poursuit son exploration des traumatismes familiaux, cette fois-ci à hauteur d’enfant. Bref et saisissant, empreint de douceur et de violence, Ilaria a été récompensé par le prix Femina des lycéens et le prix du Roman des étudiants France Culture.
Par Chloé Brendlé, critique

Dans son troisième roman, l’écrivaine et plasticienne Gabriella Zalapì poursuit son exploration des traumatismes familiaux, cette fois-ci à hauteur d’enfant. Bref et saisissant, empreint de douceur et de violence, Ilaria a été récompensé par le prix Femina des lycéens et le prix du Roman des étudiants France Culture.

Par Chloé Brendlé, critique

Le roman s’ouvre et se referme quasiment sur la même image : une petite fille suspendue à une barre, en train de jouer au cochon pendu. Entre les deux pourtant, presque deux ans se sont écoulés, des frontières et des villes ont été traversées (Genève, Turin, Trieste, Rome, Palerme…), les parents se sont séparés : pour Ilaria, l’héroïne éponyme du récit de Gabriella Zalapì, c’est le monde qui a basculé.

Que se passe-t-il dans la tête d’une enfant de huit ans que son père vient chercher à la sortie de l’école et qu’il ne ramène pas à la maison ? Pour faire éprouver la cassure de l’enlèvement et l’épaisseur des non-dits, pour mieux faire ressortir les images et les sons qui traversent Ilaria, l’écrivaine a choisi une forme évocatrice : paragraphes brefs, paroles sans guillemets, ellipses et blancs. Elle évite les écueils du récit écrit du point de vue de l’enfance et rend justesse aux sensations vives d’Ilaria, tout en laissant la place à l’imagination des lecteurs.

Cette délicatesse a été récompensée par le prix Femina des lycéens et le prix du Roman des étudiants France Culture les 28 novembre et 12 décembre derniers. Ilaria ou La conquête de la désobéissance est un roman sensible, qui tient à la fois du road movie, du récit d’apprentissage et de la prose poétique.

La cavale d’un père et de sa fille

L’enlèvement, qui n’est pas nommé ainsi, prend d’abord la forme d’une virée en voiture au terme sans cesse repoussé. Entre merveilleux des vacances inopinées et inquiétante étrangeté du hors-saison, la narration donne à éprouver les mensonges du père, mais aussi l’ambivalence ressentie par l’enfant. Pour le premier, tout est prétexte à jeu, même l’arnaque consistant à réclamer dans les gares des objets pour les revendre ensuite. La seconde regarde son manège et se prête plus ou moins au plaisir de la découverte : « Depuis que nous dormons dans des hôtels trois étoiles, j’ai commencé une collection de savonnettes. »

Son regard d’enfant à qui rien n’est dit de vrai ni de précis est rendu à travers de multiples notations visuelles et sonores. Si Ilaria n’est pas tout à fait consciente de ce qui se joue vraiment, elle se montre capable de repérer la main « moite » de son père, qui est « toute bosselée par des veines enflées » après avoir parlé à sa mère au téléphone, mais aussi le « talc » dans la voix d’une amie de sa grand-mère, marqueur de solitude ; elle remarque aussi bien un « chignon brioche » ou une jupe en forme de « tulipe à l’envers », et imagine des « boules de pétanque au-dessus de sa tête » dans les moments de tension.

Gabriella Zalapì fait sentir la volonté que les enfants ont souvent de déchiffrer un monde plein de paradoxes et de mystères, façon pour Ilaria de résister au dialogue impossible et signe aussi d’une indéfectible et déchirante quête d’amour du père.

Aucun jugement n’est directement posé sur le parcours de ce duo décalé, Ilaria et Fulvio, scandé par les arrêts dans des cabines téléphoniques et dans les bars, puis marqué par des « sorties de route », au sens propre et au sens figuré, lorsque le père se déleste de sa fille auprès d’autres adultes. Le récit se tient toujours à la lisière du drame, même dans les passages les plus sombres. De la même façon, l’apparent huis clos n’empêche pas l’ouverture sur le monde et quelques échappées, notamment grâce à des rencontres sur la route.

Caisse de résonance

L’univers déployé par Gabriella Zalapì est très sonore. Dans une belle interview récemment accordée à Marie Richeux sur France culture, l’autrice évoquait ainsi son admiration pour deux textes vifs et rythmés, La Prose du transsibérien et de la petite Jehanne de France, de Blaise Cendrars, et Le Puits, de l’écrivain cubain Reinaldo Arenas, dont le « tsac tsac » insistant l’avait marquée. De la même manière, Ilaria ou La conquête de la désobéissance est ponctué par de nombreuses onomatopées qui fabriquent une ambiance (« vlim-vlam » d’essuie-glace, « glouglou » du whisky, « blings-blangs-bloungs » de la fête foraine), voire toute une saynète, comme dans ce poignant passage : « Ils m’ont laissée dans le hall. / Ciao, ciao, clac. Boum. ». Il n’est pas jusqu’aux télégrammes régulièrement envoyés à la mère, et leurs « STOP » caractéristiques, qui ne participent de cette musique singulière.

L’importance du son passe aussi par la présence de la langue italienne, notamment à la radio, qu’il s’agisse des tubes ou des infos : « Edizione straordinaria ». À travers ces mots, c’est toute une époque, celle du début des années 1980 et de la fin des années de plomb en Italie, qui est restituée. La mention de plusieurs attentats d’extrême droite et d’extrême gauche fait surgir la violence du monde dans l’habitacle, comme en écho à la violence familiale. Cette façon de lier intime et collectif peut rappeler Camanchaca, le roman de Diego Zuñiga (paru en français chez Christian Bourgois, en 2015), dans lequel un voyage en voiture pour le moins tendu à travers le désert d’Atacama permettait d’évoquer l’Histoire traumatique du Chili. En faisant de la voiture du père et de l’histoire d’Ilaria la caisse de résonance d’une époque, Gabriella Zalapì poursuit l’entreprise romanesque qu’elle a entamée en 2019.

L’invention de la famille

Entre matière autobiographique et écriture fictionnelle, l’écrivaine suisse et italienne, installée en France, continue ainsi à sonder l’histoire familiale. Son premier roman, Antonia. Journal 1965-1966 (2019), se concentrait sur les tourments intérieurs d’une jeune mère entravée ; son second, Willibald (2022), s’attachait au parcours d’un arrière-grand-père collectionneur d’art, juif, exilé pendant la Seconde Guerre mondiale. Avec Ilaria, Gabriella Zalapì remonte aux traumas de l’enfance. Si elle ne construit pas de fresque familiale au sens strict, puisque les personnages et leur généalogie ne coïncident pas tout à fait d’un livre à l’autre, on retrouve plusieurs fils rouges : une identité plurielle, cosmopolite, une lignée faite d’amours et d’abandons, d’empêchements de vivre et de fuites, une période historique à traverser – et le silence en partage.

Ce que son nouveau roman porte haut, dans sa réflexion sur la famille, c’est le désir de liens choisis, et la recherche d’une émancipation sans coup d’éclat. La « conquête de la désobéissance » n’advient pas par des moments héroïques ou extraordinaires, mais par des rencontres, même fugaces, le temps d’un arrêt au bar ou d’un automne à la campagne. Ainsi, des figures étrangères accueillantes ouvrent des possibles : il s’agit de Mauro, ouvrier, de Vito, homme à tout faire, ou de Ninì, paysanne. Avec eux, Ilaria apprend les différences sociales et invente d’autres liens. Ces « brèches » plus ou moins heureuses évoquent L’Art de la joie de Goliarda Sapienza, grand roman de la construction féminine. En dépit de tout ce qu’il lui arrive, Ilaria détient le pouvoir contenu dans son prénom : la gaieté, la joie. Une forme de disponibilité aussi, que Gabriella Zalapì rend communicative.

C. B.

Ilaria ou La conquête de la désobéissance, de Gabriella Zalapì, éditions Zoé, 176 p., 17 euros.


L’École des lettres est une revue indépendante éditée par l’école des loisirs. Certains articles sont en accès libre, d’autres comme les séquences pédagogiques sont accessibles aux abonnés.

Chloé Brendlé
Chloé Brendlé