Cyrano pour évoquer Charlie
Par Antony Soron, maître de conférences HDR, formateur agrégé de lettres, Inspé Paris Sorbonne-Université
Une élève de quatrième travaillant sur Cyrano en 2015, peu après l’attentat contre Charlie hebdo et l’Hyper Casher de Vincennes, a souligné que le poète avait également été victime d’un attentat. C’est l’occasion de mettre en scène le combat pour la liberté d’expression.
Par Antony Soron, maître de conférences HDR,
formateur agrégé de lettres, Inspé Paris Sorbonne-Université
Le métier de formateur Inspé offre des situations parfois saisissantes. En mars 2015, par exemple, deux mois après les attentats contre Charlie Hebdo et l’Hyper Casher de Vincennes, une classe de quatrième travaillait avec son enseignante sur le dernier acte de Cyrano de Bergerac. La séance visait à analyser le dénouement où Roxane découvre, stupéfaite, que Cyrano est l’auteur des lettres d’amour qu’elle recevait. Une élève a alors fait cette réflexion : « Madame, Cyrano, c’est comme les dessinateurs de Charlie, il a été victime d’un attentat ? »Dix ans après l’attaque du 7 janvier 2015, le débat reste intéressant sur le plan didactique.
En première analyse, la professeure avait de quoi être déroutée par cette intervention. Pourtant, elle ne manquait pas de pertinence dans le cadre d’une étude de l’acte V. En effet, Cyrano est victime d’un attentat parfaitement planifié. Pour s’en convaincre, il suffit de se reporter à une réplique de De Guiche rendant visite à Roxane au couvent où elle s’est retirée, l’informant de rumeurs de menaces à l’encontre de son cousin.
« C’est vrai : nul n’oserait
Attaquer votre ami ; mais beaucoup l’ont en haine ;
Et quelqu’un me disait, hier, au jeu, chez la Reine ;
“Ce Cyrano pourrait mourir d’un accident”. »
C’est d’ailleurs à cette citation que l’élève s’est référée pour défendre son rapprochement ; ne manquant pas, en outre, d’observer l’ironie de la situation. « Madame, De Guiche c’est bien celui qui a voulu faire assassiner De Lignières, l’ami de Cyrano ? » Ce premier attentat, déjoué par Cyrano à l’acte I, scène 2, constitue une forme d’annonce de ce qui adviendra finalement au libertin pour s’en être pris au pouvoir religieux inféodé au pouvoir royal.
Cyrano, libre d’expression
Adepte d’une expression écrite et orale sans entrave et sans calcul opportuniste, le natif de Bergerac énonce ce qu’il pense et pense ce qu’il énonce. Le Cyrano d’Edmond Rostand a le mauvais goût de ne jamais pratiquer l’autocensure. Comme le suggère le discours de De Guiche à Roxane, même vieillissant, Cyrano n’en demeure pas moins un ardent polémiste préfigurant la veine voltairienne. Sa détermination à blâmer toutes les compromissions des puissants et toute l’hypocrisie des couches supérieures de la société du Grand Siècle fait de lui un pur esprit libre (V, 2) :
« Tout ce que j’ai prédit : l’abandon, la misère !…
Ses épîtres lui font des ennemis nouveaux !
Il attaque les faux nobles, les faux dévots,
Les faux braves, les plagiaires, – tout le monde. »
De Cyrano à Charlie
Si rien ne prouve que le vrai Cyrano ait été assassiné par le moyen d’une poutre jetée sur lui, on peut penser qu’Edmond Rostand a souhaité évoquer dans sa pièce le péril qu’engage la liberté d’expression. Plus encore, le dramaturge n’a-t-il pas voulu rendre hommage aux combats des écrivains contre l’intolérance religieuse ? À La Boétie peut-être ; à Voltaire sans doute ; à Molière assurément. L’auteur de Dom Juan, contemporain du vrai Cyrano, ayant été lui aussi menacé de mort, puisque le parti des dévots en avait fait son ennemi juré.
Aussi, cette élève de quatrième avait-elle visé juste en posant sa question. Dans les rangs, quelques camarades ont murmuré : « Ça ne se fait pas d’assassiner quelqu’un comme ça, lâchement, simplement parce qu’il s’est moqué… », « Elle a raison, c’est comme Charlie.»
Cet exemple rappelle, par ricochet, combien la fiction littéraire est susceptible de rattraper l’actualité. L’attentat contre Cyrano souligne en effet que ce mode opératoire est vieux comme le monde et qu’il cible depuis de façon prioritaire les libres penseurs.
Il serait ainsi particulièrement intéressant, dans le cadre d’une réflexion dix ans après l’attentat contre Charlie Hebdo et l’Hyper Casher de Vincennes, de mettre en perspective la fragilité de la liberté d’expression du fait des risques qu’elle fait courir à ses défenseurs, a fortiori quand elle se fait l’ennemi du fanatisme religieux et de l’intolérance. Cela permet en outre de rappeler l’importance de ce droit et de ce combat.
A. S.
L’École des lettres est une revue indépendante éditée par l’école des loisirs. Certains articles sont en accès libre, d’autres comme les séquences pédagogiques sont accessibles aux abonnés.