Écrivain infiltré : semaine 7

Cette année, une semaine par mois, l’écrivain Éric Pessan était en résidence dans un lycée parisien pour animer des ateliers d’écriture. De son poste de visiteur introduit, il a observé cet établissement de l’intérieur, ses élèves, ses enseignants, ses personnels… Il livre cet été, en feuilleton, un récit de stupeur et de tristesse, traversé de fulgurances et de joies. À retrouver chaque vendredi sur Ecoledeslettres.fr
Éric Pessan, écrivain

Cette année, une semaine par mois, l’écrivain Éric Pessan était en résidence dans un lycée parisien pour animer des ateliers d’écriture. De son poste de visiteur introduit, il a observé cet établissement de l’intérieur, ses élèves, ses enseignants, ses personnels… Il livre cet été, en feuilleton, un récit de stupeur et de tristesse, traversé de fulgurances et de joies. À retrouver chaque vendredi sur Ecoledeslettres.fr

Éric Pessan, écrivain

Lundi matin, c’est la rentrée. Les profs que je croise ne peuvent s’empêcher de me demander par réflexe si j’ai passé de bonnes vacances. Aussitôt, ils se pincent les lèvres. Ça leur a échappé. Ils ont fini par intégrer mon statut. « Peut-être que tu n’en as pas pris ? », ajoutent-ils.

« Bonjour Éric Pessan », sourient les élèves dans les couloirs.

Je m’installe sur une banquette du CDI au milieu d’un groupe d’élèves. Je me présente. Un écrivain ? Les livres, ils n’en lisent pas. Les BD non plus. Les mangas ? Non. Rien.

« Laissez tomber, on ne lit pas. À part les chroniques. »

Et c’est parti, ils m’expliquent qu’ils sont inscrits sur Wattpad, ils lisent des fanfictions inspirées de jeux vidéo ou de films. Les filles lisent des romances.

Leurs yeux brillent, ils ont lu des trucs supers. Je leur demande comment ils s’orientent dans la profusion du site. Par mots clés, parce qu’ils suivent certains auteurs, grâce à des influenceurs sur TikTok.

Bref, ils lisent.

Je repasse dans le bureau du gestionnaire avec mes billets de train, il m’explique combien le changement de logiciel a été anxiogène : quasiment pas de formation, personne nulle part qui peut répondre à des questions, plusieurs centaines de pages de manuel à lire, tout ça en assurant toutes les tâches habituelles. « On voudrait pousser les gens à démissionner, on ne s’y prendrait pas autrement. »

Mardi, 13 heures, c’est jeux de société au CDI. Les profs présents interpellent les élèves. « Vous voulez jouer ? »

Les uns après les autres, les élèves s’excusent : ils ont le bac bientôt, ils doivent travailler ce midi.

J’écris sur l’un des ordinateurs du CDI, les élèves alentour finissent par m’oublier. J’écoute. Une fille raconte qu’elle a « binge-watché » une série jusqu’à 5 heures du matin. Je sais pourquoi certains élèves dorment en classe.

La prof de sport me montre sur son téléphone le site de Wave in Paris, une vague artificielle pour faire du surf indoor.

« Certains ne vont jamais à la mer, j’ai réservé deux créneaux. »

La nouvelle version du Monopoly est sans billet, les joueurs ont des cartes de paiement, la banque est un TPE. Une partie s’engage.

« Ça tombe bien, vous voulez faire des études de commerce. »

La vidéo passe en boucle en salle des profs. Nice, un collégien interpelle Gabriel Attal. « Vous êtes riche ? » Le Premier ministre, désarçonné par la question directe, répond oui, puis tempête en évoquant d’autres richesses que financières. « Et vous pensez quoi d’Emmanuel Macron ? » Le Premier ministre commence à expliquer qu’ils travaillent ensemble, mais l’élève est déjà plus loin :  « Il est méchant, Macron. » Les enseignants rient de bon cœur devant les hésitations et des stupeurs d’un politique confronté à leur quotidien. Le Premier ministre perd. Il n’est pas assez rapide, pas prêt à rencontrer des élèves pour qui la figure d’autorité n’existe pas. Gabriel Attal, penaud, demande maladroitement aux élèves s’ils se plaisent en classe. La réponse est tellement prévisible qu’elle provoque des rires en cascade : « Non. »

Dans le couloir :

« Éric, tu as ton emploi du temps avec toi ? J’aimerais vraiment une dernière intervention avant la fin de ta résidence. »

Ce matin, en me réveillant à 6h30, je lis un SMS envoyé à 4h du matin par l’enseignante avec qui je dois travailler toute la matinée : Je suis trop fatiguée, je ne vais pas y arriver.

Nous sommes au troisième trimestre. Seuls les deux premiers comptent sur Parcoursup pour l’orientation. Le bac approche. Les élèves de terminale sont désolés, ils m’aiment bien.

« Mais franchement, là, c’est pas contre vous, mais un atelier d’écriture, n’y comptez pas trop, on veut juste réviser pour le bac. »

« Oh, c’est Éric Pessan ! »

L’élève allume son téléphone, cherche un screen, demande à la professeure-documentaliste si le livre Stupeur et tremblements, d’Amélie Nothomb, est disponible au CDI.

« Oui. »

Et comment elle peut le trouver ?

La prof-doc explique lentement que N est situé entre M et O, que Nothomb commence par NOT et qu’avec tous ces indices associés au fait que les rayonnages des romans sont dans le dos de l’élève, elle est maintenant l’héroïne d’un jeu de piste.

L’élève est en première, elle n’est jamais venue au CDI jusqu’à aujourd’hui, elle disparaît entre deux étagères. Une minute passe et j’entends un cri, « Yes ! », elle revient avec le sourire d’une enfant qui a trouvé la cachette des œufs au chocolat.

Une professeure de français est en arrêt maladie depuis novembre. Sa remplaçante TZR a tenu deux semaines. La remplaçante de la remplaçante, contractuelle, a démissionné au bout de trois semaines. Nous sommes mi-avril, une classe de première qui va passer le bac de français n’a pas totalisé un trimestre de cours. Une enseignante de l’établissement, en mi-temps thérapeutique, vient d’accepter de faire des heures supplémentaires pour préparer au mieux et dans l’urgence les élèves au bac. « Pour limiter au maximum les dégâts », dit-elle.

J’ai souvenir d’avoir lu un article sur l’avidité des fonctionnaires qui font des heures sup. Je doute fort qu’il citait l’exemple d’enseignants acceptant d’en effectuer parce que sans ça, les élèves partent au casse-pipe.

J’entends ces phrases :

« On serait dans un lycée avec un autre type de public, cela fait longtemps qu’il y aurait un remplaçant. Ici, les mômes sont livrés à eux-mêmes. Les parents n’iront pas protester au rectorat. »

« Tu reviens l’année prochaine ? », me demande une prof qui fait sa pause clope sur le trottoir. Je réexplique que je suis en résidence de création, un dispositif piloté par la Région.

« Mais comment on va faire ? », s’exclame-t-elle.

Une élève rend L’Étranger au CDI, je lui demande si elle l’a lu par obligation ou par envie. Elle l’avait pris pour le lire pendant les vacances, comme ça, aucun prof ne l’avait obligée. Je ne peux m’empêcher de lui demander ce qu’elle en a pensé. Elle réfléchit dix secondes et se contente de l’habituel « Ça va », un sourire de sphinx sur le visage.

J’ai passé un deal avec les élèves. Ils travaillent, ils écrivent, ils lisent et ils restent maîtres de leurs productions. Je fais écouter les podcasts écrits et enregistrés par les élèves, mixés par mes soins. La session d’écoute est émouvante : nous avions travaillé sur la notion de plafond de verre, les textes sont personnels, violents parfois, portés par des langues vives et orales. Lorsque je demande aux élèves qui acceptent que les podcasts soient mis en ligne, la moitié seulement lève la main. Nombreux refusent que leurs paroles quittent la classe. C’est toujours la limite des valorisations : la partie immergée de l’iceberg disparaît. Les textes les plus habités, personnels, intimes ne seront pas entendus. Peu importe, je sais qu’ils existent. Ils ont été entendus par toute la classe.

Vendredi midi, je me dirige vers la salle de profs, une enseignante m’arrête dans le couloir :

« Il y a quelqu’un qui fait un burn-out à l’intérieur. Je préfère te prévenir, c’est violent. Mais si tu veux l’écrire pour témoigner de notre quotidien, vas-y. »

J’entends des sanglots de l’autre côté de la porte fermée. Je n’y vais pas.

E. P.

À suivre (prochain épisode vendredi 23 août)

Les semaines précédentes :


L’École des lettres est une revue indépendante éditée par l’école des loisirs. Certains articles sont en accès libre, d’autres comme les séquences pédagogiques sont accessibles aux abonnés.

Éric Pessan
Éric Pessan