Écrivain infiltré : semaine 5

Cette année, une semaine par mois, l’écrivain Éric Pessan était en résidence dans un lycée parisien pour animer des ateliers d’écriture. De son poste de visiteur introduit, il a observé cet établissement de l’intérieur, ses élèves, ses enseignants, ses personnels… Il livre cet été, en feuilleton, un récit de stupeur et de tristesse, traversé de fulgurances et de joies. À retrouver chaque vendredi sur Ecoledeslettres.fr
Éric Pessan, écrivain

Cette année, une semaine par mois, l’écrivain Éric Pessan était en résidence dans un lycée parisien pour animer des ateliers d’écriture. De son poste de visiteur introduit, il a observé cet établissement de l’intérieur, ses élèves, ses enseignants, ses personnels… Il livre cet été, en feuilleton, un récit de stupeur et de tristesse, traversé de fulgurances et de joies. À retrouver chaque vendredi sur Ecoledeslettres.fr

Éric Pessan, écrivain

« Sale arabe », crie une fille à sa camarade.

Les deux éclatent de rire. Leurs visages témoignent que leurs parents, grands-parents ou arrière-grands-parents sont nés de l’autre côté de la Méditerranée. Je pense à des amis homosexuels qui se traitent volontiers de pédés. S’approprier l’insulte pour mieux la désamorcer.

Il m’inquiète, il est prof TZR (titulaire en zone de remplacement), il passe juste quelques petites heures dans l’établissement, nous avons commencé un projet avec deux de ses classes, mais il m’inquiète. Le rapport de force qu’il maintient avec les élèves le mine. Il ne laisse rien passer, pas le moindre bavardage ou regard sur un téléphone posé sur les genoux, pas de doudoune en classe, de capuche, de foulard ou de casquette sur la tête. Un bon quart des 55 minutes de cours consiste en rappel de ce qui est interdit et des règles de la vie en collectivité. Mais il m’inquiète : de semaine en semaine, je le vois s’effriter. Il ne voit plus le sens, souffre d’être le flic, l’ennemi, le prof. Il m’inquiète, et j’ai peur pour lui, peur du jour où il sera absent.

Ce matin, il a neigé, et l’ENT est en panne.

J’avais prévu d’arriver à 9 heures au lycée, j’ai des ateliers de 10 heures à 12 heures et de 13 heures à 15 heures. Je reçois un SMS m’informant que demain à 9h30, il y aura un exercice d’incendie et une évacuation de l’établissement.

« Qu’est-ce que tu vas faire ? me demande-t-on.
— Dormir une heure de plus et arriver à 10 heures. »

Conduit jusqu’à moi par sa professeure, l’élève ne se souvient pas de m’avoir manqué de respect. Il a tout oublié. Je lui rappelle qu’il m’a abordé dans la rue pour me signifier qu’on se parlait d’homme à homme et que, n’étant pas prof, je n’avais pas à lui faire de réflexion sur son attitude en classe.

Il se souvient bien de cet échange, mais ne comprend pas en quoi la situation était anormale. On a beau lui répéter qu’il m’a manqué de respect, il ne voit vraiment pas, non.

Galette des rois : hauts cris des enseignants.

« Ce n’est pas de la frangipane, c’est de la compote de pomme. Si cela se trouve, ce sont des galettes achetées en promotion. »

Une élève n’ose pas trop, elle explique qu’elle a bien aimé mon roman, mais qu’il y a des longueurs. Ça manque d’action. Elle avance prudemment, s’étonne de mon absence d’énervement. Elle a tout à fait le droit de critiquer mon livre, on peut aimer ou ne pas aimer ce que j’écris, on peut tout dire à condition d’y mettre les formes, de dépasser le « j’aime/j’aime pas ». Confortée, elle se lance et démonte pièce à pièce une partie du roman, sans perdre le fil de sa critique, ses avis sont brillants, étayés, personnels.

Intervention en classe HPI. Consigne sur L’Infra-ordinaire, de Georges Perec. Regarder autour de soi, décrire l’infra-ordinaire, ce qui est tellement banal qu’on ne le voit plus. Une élève, qui vit dans un monde mathématique, angoisse, écrire la tétanise. Elle n’a rien à dire, je l’encourage, un éclair traverse son visage, elle demande la permission de se lever, prend deux albums d’Astérix dans un bac – nous sommes au CDI – et mesure longueur, largeur, hauteur de la pièce en utilisant l’album comme unité de mesure. Elle toise les étagères, le tableau, les tables, et écrit un texte formidable en se servant de cette unité. Je me demande ce que Perec en aurait pensé (pour info, le CDI fait 57,33 Astérix de long).

J’ai sur un coin de mon bureau, chez moi, un ramequin dans lequel je collecte toutes les pièces de 50 centimes qui me passent entre les mains. Lorsque je pars pour la semaine à Paris, j’en glisse le contenu dans mon porte-monnaie. La machine à café, installée en salle des profs, ne rend pas toujours la monnaie, mieux vaut avoir l’appoint. Plusieurs enseignants me confirment faire exactement la même chose. L’une d’elles, gravement, me dit : « Tu es des nôtres. »

Je les remarque dès le début du cours, ils ne font aucun effort pour se cacher, ils ont au moins le refus franc : ils croisent les bras, évitent mon regard, n’ouvrent pas leur sac. Souvent, ils improvisent un oreiller de leurs bras pour venir y loger la tête, et ils s’endorment avant même que j’aie fini de me présenter. Un, deux, trois, quatre, parfois six ou sept élèves.

Je suis au CDI, je prends des notes dans un carnet. Un élève souffrant de phobie scolaire fait les cent pas, tout au fond de la pièce, dissimulé par deux rayonnages, il va, vient, revient, marche calmement en respirant fort. Je ne l’aurais pas remarqué s’il ne traînait pas des pieds.

Groupe d’élèves : « On peut venir au CDI pour lire ?
Moi (qui me trouve à l’accueil) : – Lire ?
Groupe d’élèves : – Oui, bon… Lire sur notre téléphone. »

Toujours curieux de croiser dans la rue des élèves qui jamais ne me remarquent, jamais ne me saluent. Je suis pourtant piètre physionomiste, mais je les reconnais. J’imagine que leur indifférence est la meilleure preuve qu’ils me perçoivent comme un enseignant.

« S’il vous plaît,
en vitesse,
sans protester,
dans le sac votre téléphone, pas dans votre poche,
plus vite,
qu’est-ce que j’ai dit ?
rangez ce téléphone, s’il vous plaît,
enlevez cette doudoune,
ôtez ces écouteurs,
allez,
voilà,
on peut commencer. »

Quand j’insiste, que je veux coûte que coûte amorcer une discussion avec les élèves qui dorment en classe, leurs réactions diffèrent : certains se taisent obstinément, d’autres ont mal à la tête, sont fatigués ou malades. Parfois, ils cherchent à se débarrasser de moi en répondant qu’ils réfléchissent. Il arrive que leur regard soit acéré et leur ton agacé, mais ils demeurent polis ; ils maîtrisent à la perfection le seuil au-delà duquel un rapport d’incident serait envisageable. Des profs tentent de les secouer, d’autres m’expliquent avec fatalisme qu’ils ne peuvent pas renvoyer un cinquième de la classe à chaque séance.

Depuis deux mois, à peine rentrée en classe, cette élève s’effondre. Au mieux, elle cache son visage entre ses bras, s’affale sur sa table et ne bouge plus durant le cours, au pire elle pleure. Elle a quinze ans. Elle veut se marier. Ses parents s’y opposent. Elle n’écrit plus, ne participe plus, n’écoute plus, ne prend plus de notes, ne rend plus les devoirs. Son monde s’est réduit à un refus.

Que dire à une fille de quinze ans qui vit un terrible chagrin d’amour ? Son promis, majeur, poste désormais sur Instagram des photos de sa nouvelle conquête. Elle hait ses parents, ils lui font rater le grand seul et unique amour de sa vie, ne reproche rien au garçon qui l’a pourtant remplacée en deux ou trois semaines. Comment lui parler ? Et quoi lui dire ? Que si j’étais son père, je lui aurais également interdit de se marier ?

Je pense souvent à celles et ceux qui dorment en classe. Je me souviens d’élèves au collège qui venaient en cours sans sac, qui attendaient du matin au soir, le regard dans le vide, que la journée s’effondre autour d’eux. Dans leur cas, les choses étaient claires : ils avaient été renvoyés de plusieurs établissements, ils n’avaient pas encore 16 ans, ils n’avaient pas d’autre choix que d’être présents, tout comme le collège n’avait pas d’autre choix que de les accueillir, et ils disparaissaient à tout jamais au matin de leur seizième anniversaire.

J’ai beau parler, questionner, tenter de comprendre, ma sollicitude comme ma bienveillance ne parviennent pas jusqu’aux endormis. Ils ont décidé avant même l’atelier de ne pas écrire. Je m’épuise et perds un temps précieux durant lequel je ne peux pas aider les autres élèves, ceux qui essaient.

J’aimerais savoir ce qui se passe, j’aimerais comprendre. Est-ce un manque de confiance ? Est-ce le fait que je suis du côté des enseignants ? Est-ce parce que j’incarne à mon corps défendant une image de l’autorité ou de la réussite ou de la norme sociale ? Est-ce mon apparence d’homme blanc quinqua intellectuel ? Est-ce mon appartenance au monde du livre ? Suis-je un ennemi ?

Ou bien : suis-je incapable de me décentrer pour poser les vraies questions ?

Cela arrive, c’est rare, mais cela arrive. Des élèves viennent me trouver à la fin d’une intervention et me demandent si j’ai lu tel ou tel livre qu’ils ont aimé. Aujourd’hui, un élève me parle de Martiens, Go Home !, un roman publié dans les années 1950 par Frederic Brown. Il s’emballe, me raconte l’histoire, me confie à quel point il a aimé cette lecture.

E. P.

À suivre (prochain épisode vendredi 9 août)

Les semaines précédentes :


L’École des lettres est une revue indépendante éditée par l’école des loisirs. Certains articles sont en accès libre, d’autres comme les séquences pédagogiques sont accessibles aux abonnés.

Éric Pessan
Éric Pessan