Écrire ou coder,
la littérature face à l’IA
Par Alain Beretta, professeur de lettres
L’incursion de l’intelligence artificielle dans la littérature ne date pas d’hier, mais sa montée en puissance depuis quelques mois témoigne d’une mobilisation des écrivains dont Nathalie Azoulai dans Python, mais aussi Jonathan Werber, Émilien Dereclenne, Kazuo Ishiguro, Ria Kuden, Laura Sibony… Analyse.
Par Alain Beretta, professeur de lettres
Après s’être fait connaître avec son roman Titus n’aimait pas Bérénice (POL, prix Médicis 2015), Nathalie Azoulai, agrégée de lettres, s’est interrogée sur la confrontation entre lettres et sciences. Dans La Fille parfaite (POL, 2022), elle plaidait pour une conciliation entre une brillante matheuse et une passionnée de littérature. Elle approfondit aujourd’hui cette réflexion dans son dernier livre, Python (POL, janvier 2024), autofiction écrite comme un conte initiatique au pays du codage. Le livre déroule les étapes du parcours que suit l’héroïne au fil de ses rencontres avec des codeurs dont les prénoms rythment les huit chapitres de ce voyage en terre inconnue pour une bonne part des mortels.
Un langage étranger
La notion de code apparaît au début du roman lors d’une réunion entre amis lettrés. La narratrice, écrivaine quinquagénaire, tout comme Nathalie Azoulai, aperçoit Boris, le fils de ses hôtes, totalement happé par son écran : son père explique qu’il a passé la nuit à coder et qu’il continue. Dans cette petite assemblée, le code est un langage étranger. Aussitôt, deux pages du roman listent tout ce qu’il est possible de coder. Aussi, la narratrice entreprend de comprendre pourquoi un jeune homme peut être obsédé par cette activité au point d’y sacrifier toutes les autres. Elle demande ensuite au jeune Boris de l’initier, et celui-ci préconise le code Python (d’où le titre du roman), le plus répandu, notamment utilisé par Google, Instagram, Spotify, Netflix, etc. Cinéphile, l’héroïne y voit également un écho avec la veste que porte Marlon Brando dans le film de Sidney Lumet, L’Homme à la peau de serpent (1960). Après avoir en vain cherché des informations et des tutoriels sur Internet, elle comprend qu’elle doit d’abord être initiée à la logique informatique.
Trouvée sur un site spécialisé, une certaine Chloé lui prodigue alors quatre leçons. La narratrice découvre qu’on peut accéder à n’importe quel « code source » de n’importe quelle page affichée à un instant donné, selon une base binaire. Férue de littérature, elle demande à son professeure d’encoder la célèbre phrase initiale d’À la recherche du temps perdu de Proust. « Longtemps, je me suis couché de bonne heure » devient une énumération, sur deux lignes et demie, de chiffres et de lettres : 4C 6F 6E 67… Verdict : « La première phrase de Proust ne ressemble plus à rien : elle semble aléatoire, instable, totalement contingente », commente-t-elle en observant Python avaler interprétation, ambiguïté, valeurs… Dépitée, la narratrice se retranche dans la lecture d’Anna Karenine, convaincue que sa « place est là, entre les livres et les personnages ». Mais elle n’abandonne pourtant pas sa quête : elle contacte le créateur de Python, qui relance sa curiosité et lui fait choisir un nouveau guide.
Le style, c’est le style
Adepte de littérature en même temps que codeuse, Margaux va tenter de lui faire saisir « la valeur intellectuelle du code ». « Il y a du beau code et du code moche, lui apprend-elle, finalement, où qu’on soit, le style, c’est le style ». Remotivée, la narratrice s’infiltre dans l’inframonde numérique, au point de s’identifier à Carrie Mathison. Comme le personnage de cette agente de la CIA dans la série Homeland, elle accroche les pièces de son enquête sur un tableau pour tenter de résoudre son énigme : qu’est-ce qui fascine dans le code ?
Margaux lui déroule un historique du geek, depuis son étymologie méprisante (fou, nigaud) à son ascension fulgurante avec les Bill Gates, Jeff Bezos, Elon Musk et Mark Zuckerberg. Ce dernier est parfaitement évoqué dans le film de David Fincher, The Social Network, qui le caractérise par son incessant va-et-vient entre vie et programme. « Le codeur grandit dans ce brouillage : il confond le jeu et le travail, la compétition et la collaboration », explique Margaux. Bientôt, ce brouillard atteint la narratrice.
Réflexes littéraires
Le jeune Boris lui porte secours : expert et pédagogue, il lui rappelle « les trucs de base », à commencer par cet algorithme dont le but est de « construire des routines d’actions ». Exemple : énumérer les gestes à accomplir pour remplir d’eau une casserole vide. Mais la narratrice est prisonnière de ses réflexes littéraires : « Dès que Boris me donne une instruction, mon esprit ne peut s’empêcher de la convertir en images, métaphores ». Avec un humour toujours latent, elle qui s’amuse à s’appeler « la daronne » ou « la daromancière », voire « la daromancienne », sent que littérature et code finissent par s’emmêler…
Python ne doit pas être lu comme une condamnation du langage informatique, et par extension de l’IA, en littérature, mais comme une confrontation de la littérature à cette nouvelle adversaire pour en tirer de la vigueur. Écrire Python aurait fait prendre conscience à Nathalie Azoulai d’une coexistence possible entre technologie et art. Ce qui restera la spécificité de la littérature, c’est la complexité d’une expérience singulière, apte à instaurer le désordre des émotions dans l’ordre de la machine.
L’IA est apparue dans plusieurs romans récents dont La Meilleure Écrivaine du monde, où Jonathan Werber (fils de Bernard) imagine qu’une IA baptisée Eve39 est programmée pour produire le meilleur polar possible. À cet effet, elle se trouve hybridée à un robot qui officie dans un Ehpad afin d’éprouver, dans sa chair de silicium, l’angoisse de la finitude. Dans Une machine comme moi (Gallimard, 2020), Ian McEwan contait l’histoire d’amour entre une femme et un androïde baptisé Adam. Dans Klara et le soleil (Gallimard, 2021), le prix Nobel de littérature, Kazuo Ishiguro, proposait la relation trouble entre une petite fille et son « amie artificielle ».
Un Nobel avec l’IA
Mais, mi-janvier, la réalité a dépassé la fiction. L’écrivaine japonaise Ria Kuden a reçu le prix Akutagawa (l’équivalent nippon du Goncourt) pour son livre Tokyo-to Dojo-to (La Tour de la compassion de Tokyo), qu’elle avoue avoir écrit en ayant « beaucoup utilisé l’intelligence artificielle générative comme ChatGPT » : des phrases créées par l’IA ont été reprises telles quelles. Un tel cas, un Nobel, reste extrême. Moins spectaculaires, des infiltrations de l’IA sont présentes chez des éditeurs : certains livres de la collection « Graffik » de Fayard sont illustrés par une IA. Les traducteurs sont menacés par la concurrence représentée par les IA. Pire encore, la plateforme d’autoédition d’Amazon, Kindle Direct Publishing, croule sous les livres générés par l’IA grâce à des logiciels spécialisés. Mais, pour l’heure, ils ne produisent que de « la littérature la plus élémentaire et ultracodifiée, type romans de gare », assure la journaliste Elisabeth Philippe.
Dans La Mécanique papillonne (Allia), Émilien Dereclenne, qui a travaillé en entreprise à l’élaboration d’applications de rencontres, met en scène un jeune programmeur malchanceux en amour, qui est recruté par une entreprise pour créer une intelligence artificielle « au service de l’amour », capable de dénicher la parfaite âme sœur. Ce roman, qui utilise souvent la novlangue (pour s’en moquer), insère des « poèmes équationnels » écrits en partie avec ChatGPT. Mais Émilien Dereclenne n’est pas dupe : « Écrire, ce n’est pas produire du texte, c’est produire de la signification, et ça a forcément à voir avec le vivant ».
Laura Sibony arrive à peu près à la même conclusion dans Fantasia (Grasset) où elle présente toutes les questions posées par l’IA dans un recueil de fables, contes et études de cas. Si elle admet que les algorithmes sont aptes à produire des mots, elle ne considère pas qu’ils puissent un jour se substituer aux vrais écrivains.
Menace, adversaire, assistante… chacun cherche son chat.
A. B.
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