« Carmen » à l’Opéra Bastille
Mérimée, Meilhac et Halévy, Georges Bizet, autant de couches d’écriture et d’images de Carmen qui se superposent. Quand un metteur en scène ajoute à ces images sa vision personnelle de l’opéra, il peut littéralement métamorphoser le personnage titre. C’est ce que fait Yves Beaunesne. Après la mise en scène flamboyante d’Alfredo Arias dans des décors de Roberto Platé, en 1997, reprise en 1998, 1999, 2000 et 2002, il imagine une Carmen moderne, influencée par le cinéma et l’Espagne de la Movida.
Carmen n’est plus la farouche et voluptueuse gitane de Mérimée, aux cheveux à reflets bleus comme l’aile d’un corbeau. Sa chevelure platine et sa petite robe en lamé noir lui donnent des airs de Marlène Dietrich ou de Pénélope Cruz, teinte en blonde dans Les Étreintes brisées de Pedro Almodovar. Parti pris intéressant a priori.
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Une distribution inégale
Anna Caterina Antonacci, qui a souvent interprété le rôle-titre, lui donne sa silhouette menue et une intelligence particulière, jouant sur le sadisme, la mauvaise foi et la manipulation. Mais sa voix, comme celle de Khachatur Badalyan en Don José, est noyée dans le volume de la Bastille, que le décor ne diminue pas, et les dialogues sont à peine audibles.
Heureusement que le thème musical si connu, dont les variations changent de tonalité depuis le caractère provocant de l’ouverture jusqu’au funèbre chant de mort, emporte d’emblée l’adhésion du public. Rythmant le destin de Carmen, tracé bien avant les cartes fatales, il est la marque même du tragique. Les grands airs comme la Habanera ou la Seguedilla charment toujours. Mais seuls quelques chanteurs parviennent à projeter leur voix, la jeune Genia Kühmeier en Micaëla impose son timbre radieux.
Servi par sa voix profonde de baryton, Ludovic Tézier campe avec assurance un Escamillo conventionnel mais d’une prestance qui éclipse complètement le pauvre Don José. Quant au Dancaïre d’Edwin Crossley-Mercer, sa voix chaude et sa diction parfaite accentuent la fierté de son allure.
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Un décor qui évacue tout pittoresque
Affichant leur profonde complicité, Yves Beaunesne et Philippe Jordan ne se mettent pas vraiment en valeur l’un l’autre. Si les instruments et les chœurs sont impeccables, l’orchestre épouse l’aplatissement des passions et calme les tempêtes que comporte l’intrigue. Le décor de Damien Caille-Perret, réduit à une toiture de bois et à trois murs, évacue délibérément tout pittoresque et toute imagerie espagnole pour présenter une Espagne en crise, où les Bohémiens sont les Roms d’aujourd’hui, arrivant sur un chariot, plus pitoyables que fascinants, et où les toreros ont l’air de mafieux.
Quant à la bicyclette sur laquelle évolue Micaëla et à ses nattes bien sages, elles lui enlèvent toute chance de rivaliser avec cette séductrice qui a vampé son fiancé. La nuée d’enfants qui les entoure figure l’agitation d’une rue urbaine plus que la place d’une garnison de village.
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Une mise en scène misérabiliste
Les costumes modernes, relevés certes par l’image agressive d’un travesti aux seins nus ou par des danseuses du Crazy-Horse, trouvent tout leur éclat dans la corrida finale qui se déroule au milieu des silhouettes gigantesques d’un carnaval où le taureau est une figure de carton-pâte au bout d’un bâton.
Au lieu d’évoquer le face-à-face érotique et mortifère entre la provocante Bohémienne et son infortuné amant, elle se veut dérisoire et parodique. On pense plus à L’Ange bleu qu’à Mérimée et à Bizet. Mais, écrasée par les références prestigieuses d’Almodovar et de Josef von Sternberg, cette mise en scène misérabiliste n’offre ni l’humanité profonde de l’un, ni la fatalité implacable de l’autre.
On a certes le droit et même le devoir de repenser, de radicaliser le ton d’une œuvre aussi emblématique, mais à condition de ne pas l’affadir par des choix discutables. Ainsi modernisée, Carmen apparaît moins comme le symbole éternel de la passion destructrice que comme l’un de ces faits-divers malheureux qu’on voit relater chaque jour à la télévision.
Anne-Marie Baron