La Zone d’intérêt,
de Jonathan Glazer

En suivant le quotidien du commandant d’Auschwitz-Birkenau et de sa famille, Jonathan Glazer filme la théâtralité d’un monde qui fait mine de ne pas voir ni entendre, ni même sentir l’odeur des cheminées qui tournent à plein régime, dans un coin de l’image.
Philippe Leclercq, critique

En suivant le quotidien du commandant d’Auschwitz-Birkenau et de sa famille, Jonathan Glazer filme la théâtralité d’un monde qui fait mine de ne pas voir ni entendre, ni même sentir l’odeur des cheminées qui tournent à plein régime, dans un coin de l’image.

Philippe Leclercq, critique

L’Holocauste au cinéma ? La question, soumise aux oukases de Claude Lanzmann et de Jacques Rivette avant lui, fut longtemps l’objet de débats passionnés. Pour le premier, qui s’en prit en 1994 à La liste de Schindler, de Steven Spielberg, comme pour le second, qui fustigea Kapo, de Gillo Portecorvo, dans un article retentissant des Cahiers du cinéma (« De l’abjection », 1961), l’extermination des juifs soulevait surtout le problème de sa représentation à l’écran. Les images de fiction étaient accusées d’en banaliser « le caractère unique », de le transgresser, de le « trivialiser » jusqu’à l’obscène, selon le mot du réalisateur de Shoah (1985).

Il semblerait que la querelle se soit aujourd’hui apaisée, notamment depuis l’attribution du grand prix du jury au film Fils de Saul, de Laszlo Nemes, à Cannes en 2015. Le réalisateur hongrois, pourvu de sérieux arguments intellectuels et plastiques, avait alors (brillamment) bravé l’interdit, en faisant le choix de la réalité immersive, au plus près d’un Sonderkommando (unité de travail dans les camps de concentration nazis), filmé en caméra portée.

Écran noir et malaise

S’il s’en distingue par sa dramaturgie et son esthétique, que l’on pourrait ainsi dire inverses, La Zone d’intérêt, de Jonathan Glazer (récompensé du même grand prix du Jury au Festival de Cannes en mai dernier), déroule un récit tout aussi glaçant. Son périmètre d’action se situe dans la « zone d’intérêt » (Interessengebiet) qui, selon un euphémisme de la langue nazie, désigne le pourtour (40 km2) du camp de concentration et d’extermination d’Auschwitz-Birkenau, en Pologne. Camp dont le film ne franchit jamais le mur d’enceinte, il reste confiné au-dehors, conviant à suivre par le menu le quotidien de la famille de Rudolf Höss (Christian Friedel), le commandant du camp, avec son épouse Hedwig (Sandra Hüller, phénoménale comme d’habitude) et leurs cinq enfants.

C’est par un écran noir d’une durée de près de quatre minutes que le film s’ouvre – comme sur un tombeau. Cette très longue attente invite au recueillement, à la réflexion, à l’examen de conscience, au bref exercice de mémoire autant qu’à la projection d’images mentales appartenant à l’imaginaire intime et collectif – images précisément absentes, « interdites » du film de Glazer. L’écran n’est cependant pas vide, encore moins vain ; il porte le deuil de l’Histoire, que l’histoire du film, pourtant situé à l’extérieur du camp, va nous raconter de l’intérieur même de la fabrique et de la banalisation du mal, comme le fit naguère à sa manière Jonathan Littell dans son roman magistral, Les Bienveillantes (2006). Enfin, à mesure que le noir de l’écran se prolonge, une musique polyphonique, composée d’orgues et d’instruments à vent, s’élève, comme le sentiment de malaise, qui ne repartira pas.

Mise à distance

Quand l’écran noir s’efface, le contraste est saisissant. Dans une nature inondée de verdure et de lumière, des adultes et des enfants prennent un bain de soleil, un plan d’eau en contrebas. La caméra un peu éloignée ne permet guère d’entendre que des bribes de conversations, quelques éclats de voix, des rires. Une forme d’étrangeté travaille le cadre de l’intérieur ; le grain de l’image, la luminosité, les scintillements, les poses des corps conspirent au sentiment d’imposture ou à l’effet carte postale, à l’image de propagande. Sans doute l’endroit où se trouve la caméra, un peu à l’écart, accroît-il le sentiment de réalité factice, d’éloignement des « sujets » et du sujet.

Ce dispositif met entre « eux » et ceux qui les regardent une distance encore accentuée par le travail du son : les personnages ne sont pas toujours parfaitement audibles. Cette forme radicale de distanciation sera en permanence entretenue par l’usage du grand-angulaire, une forte profondeur de champ, des lignes de fuite allongées, déformées, un peu déréalisantes. Cette impression est également renforcée par la rigueur des cadrages autant que la géométrie des décors : le jardin avec piscine des Höss et les intérieurs de leur villa de fonction vers laquelle le metteur en scène ramène, au rythme languide du retour de pique-nique de l’insouciante et joyeuse petite troupe.

Une vie ordinaire

La mise en scène de Jonathan Glazer réinvente le petit ordinaire de la famille Höss. Qui, comme tous les matins, et comme tout le monde, se lève. Tous les matins, Hedwig accompagne son mari jusqu’au portail du jardin et lui souhaite de bien travailler. Lui, juché sur son cheval, part tranquillement, au pas de sa monture, avant de disparaître sous le porche d’une des entrées du camp. La journée d’Hedwig est, elle aussi, bien remplie. Bonne ménagère, elle vaque à ses menues tâches domestiques, aidée en cela par une servante dont on sent l’extrême précarité du destin. La dame taille ses roses, s’occupe de ses enfants, reçoit sa mère ou des amies, prend le temps d’essayer un manteau de fourrure, un rouge à lèvres resté dans l’une des poches…

Au loin, derrière le mur d’enceinte du camp, attenant au jardin des Höss, un train passe. Quelques épaisses fumées assombrissent le ciel de temps à autre. Ainsi va la vie des Höss, qu’une rumeur sourde et lointaine, quelques cris ou détonations, viennent à peine perturber. Une vie presque étale que la mise en scène de Jonathan Glazer, qui en adopte le point de vue, traite sans relief, sans dramatisation, sans distinction entre la banalité et la machine génocidaire, entre un caprice d’enfant et un entretien avec deux ingénieurs venus présenter au commandant un nouveau type de four, plus performant. Seule son épouse s’alarme-t-elle de devoir quitter les lieux et ses avantages qu’elle adore quand son mari lui annonce son transfert à l’Inspection des camps de concentration, située à Oranienbourg, en banlieue berlinoise. Heureusement pour elle, le remplaçant de son mari décevra, et celui-ci recouvrera sa place en mai 1944 pour procéder à la « liquidation » massive des juifs de Hongrie.

Se souvenir de l’avenir

Il y a quelque chose qui sonne faux chez les Höss. Seraient-ils tous à ce point aveugles et sourds à ce qui se déroule autour d’eux ? Tout, dans la mise en scène du film et l’occultation de la vue par les décors, trahit le mensonge, la mauvaise foi, le déni de la réalité. C’est d’abord le mur d’enceinte, visible en permanence dans les images, qui fait écran à l’horreur du massacre, un drap accroché à son fil dans le jardin, les rideaux aux fenêtres, le cadrage des images. De même, lors de la petite fête d’anniversaire organisée pour lui un matin, Rudolf Höss est guidé les yeux bandés vers le cadeau qui l’attend, comme son travail où il se rend ensuite. Ailleurs, on voit le même fermer méticuleusement toutes les portes de sa maison avant d’aller se mettre au lit. De quoi a-t-il peur ? De quelle folie le bourreau est-il la proie ?

En donnant à voir la réalité, Jonathan Glazer filme la théâtralité d’un monde qui fait mine de ne pas voir, de ne pas entendre, ni de sentir la puissante odeur qui se dégage des cheminées qui tournent, nuit et jour, à plein régime, dans un coin ironique de l’image.

Le livre homonyme du regretté Martin Amis (2014), duquel est librement adapté le film de Jonathan Glazer, racontait que les fleurs du jardin servaient à masquer la pestilence de l’air. Il semblerait qu’elles n’aient pas réussi à tromper l’odorat de la mère d’Hedwig qui, soudain agressée par l’âcreté de l’air, doit renoncer à sa sieste dans le jardin avant de fuir la maison puant la mort.

Méthodiquement, froidement, sans coup férir, Jonathan Glazer abat le mur que le couple Höss a consciencieusement érigé entre sa morale petite-bourgeoise et la mort voisine, produite à l’échelle industrielle. En contrepoint de cette œuvre salutaire de démolition, le cinéaste tire deux autres fils qui, à leur façon, interrogent la mémoire collective et notre rapport à sa fabrication. Le premier, onirique, filmé en caméra thermique, montre à diverses reprises une fillette déposer, comme dans un conte, des pommes sur les espaces de travail des déportés. La métaphore, à vertu consolatrice, vaut pour tous ceux qui résistèrent d’une manière ou d’une autre à l’entreprise génocidaire nazie.

Le second, documentaire, transporte, à la faveur d’une importante ellipse temporelle, dans le musée qu’est devenu aujourd’hui le camp d’Auschwitz, référence absolue et métonymique de la Shoah. Entre des vitrines où sont exposées des montagnes de chaussures, des béquilles et des tenues de déportés exterminés entre 1941 et 1945, des agentes de ménage circulent, s’activent, nettoient, essuient les vitrines. Le lavage des lieux comme métaphore de l’entretien de la mémoire. D’une époque à l’autre, que reste-t-il ? demandent ces images. Qu’a-t-on retenu de l’histoire quand nous laissons grandir des dangers qui menacent chaque jour un peu plus ? Comment se souvenir du passé sans oublier l’avenir ?

P. L.

Film de Jonathan Glazer (1 h 45 min), avec Christian Friedel, Sandra Hüller. En salle le 31 janvier 2024.

Ressources

Alexandre Lafon, « Au-delà des ruines, savoir regarder Auschwitz aujourd’hui, » L’École des lettres, 23 janvier 2024.


L’École des lettres est une revue indépendante éditée par l’école des loisirs. Certains articles sont en accès libre, d’autres comme les séquences pédagogiques sont accessibles aux abonnés.

Philippe Leclercq
Philippe Leclercq