Veiller sur elle, de Jean-Baptiste Andrea : Goncourt 2023

Lauréat du prix Goncourt 2023, l’auteur de 52 ans relate la vie d’un sculpteur dont le destin épouse un demi-siècle d’histoire italienne. C’est aussi un livre sur l’art, le dépassement de soi et de sa condition, la relation à l’au-delà, le mystère de la pierre.
Par Delphine Thiriet, professeur de lettres

Lauréat du prix Goncourt cette année, l’auteur de 52 ans relate la vie d’un sculpteur dont le destin épouse un demi-siècle d’histoire italienne. C’est aussi un roman sur l’art, le dépassement de soi et de sa condition, la relation à l’au-delà, le mystère de la pierre.

Par Delphine Thiriet, professeure de lettres

Le 7 novembre 2023, Jean-Baptiste Andrea a remporté le prix Goncourt pour son quatrième roman, Veiller sur elle (L’Iconoclaste). Si ses autres livres ont décroché de multiples prix (prix Ouest France-Étonnants voyageurs, prix Femina des lycéens, prix du premier roman…), l’écrivain figurait comme favori. Veiller sur elle était également en lice pour les prix Interallié et Femina, après avoir déjà remporté le prix du roman Fnac

Après Ma Reine (L’Iconoclaste, 2017), Cent millions d’années et un jour (L’Iconoclaste, 2019), et Des diables et des saints (L’Iconoclaste, 2021), ce roman est le plus long, le plus vaste, le plus romanesque de tous ses livres. Fresque d’une époque, histoire d’une vie qui croise d’autres vies, il couvre presque six cents pages et un demi-siècle d’histoire. S’y côtoient misère et richesse, caniveaux et salons, joies et peines, trahisons et déceptions, ambition et jalousie, des hommes en somme. Et des œuvres d’art. 

C’est l’histoire de Mimo Vitaliani, inscrite dans l’histoire de l’Italie. Cela aurait pu être la France, car ce personnage y est né en 1904 et se voit surnommé parfois Il Francese. Mais, en 1916, sa mère, veuve, l’a envoyé dans son pays d’origine pour travailler dans l’atelier d’un homme qu’il appelle son « oncle », Zio Alberto, un sculpteur alcoolique et sans talent. 

Le roman s’ouvre sur Mimo veillé par des moines, dans une abbaye où le récit reviendra plusieurs fois, c’est sa Pietà, son mystère. Mimo a 82 ans et c’est lui qui raconte toutes les choses de sa vie, de sa naissance à sa mort, où un narrateur prend le relais.

L’Italie

La Première Guerre mondiale, les années 1920, la montée de Mussolini, la Seconde Guerre mondiale, l’après-guerre… La religion et la politique. L’histoire de Mimo colle à l’histoire de la terre italienne où il est devenu le sculpteur le plus convoité. « C’était la montagne, des pentes couvertes d’une forêt d’un vert presque aussi noir que les bêtes qui y rôdaient. Pietra d’Alba était belle avec sa pierre un peu rose – des milliers d’aubes s’y étaient incrustées. » (p. 47) Les villes italiennes sont aussi bien présentes dans ce roman : l’arrivée à la gare de Turin, la beauté et les bas-fonds de Florence, de Rome… Mimo nommera la première « son amoureuse », la seconde « son amie ». 

L’espace et le temps avancent de concert. Mimo assiste à l’arrivée de l’électricité au village perché ; il constate que les déplacements s’accélèrent, que les distances se réduisent. Il fait partie de ce « siècle de la vitesse » (p. 155). « Ma vengeance serait du vingtième siècle, ma vengeance serait moderne. Je m’assiérais à la table de ceux qui m’avaient repoussé. Je deviendrais leur égal. » (p. 149) 

La sculpture

C’est en Italie que l’auteur dit avoir découvert le beau. Veiller sur elle est aussi un livre sur l’art. Il était question de musique dans le deuxième roman de Jean-Baptiste Andrea, Des diables et des saints, cette fois-ci c’est la sculpture qui est au premier plan. C’est le fondement du roman, puisque c’est une sculpture qui lui donne son titre : « […] il est là pour veiller sur elle. Elle qui attend, dans sa nuit de marbre, à quelques centaines de mètres de la petite cellule. » Un mystère enveloppe cette œuvre, la Pietà de Mimo : elle est cachée par le Vatican et protégée au fin fond d’une abbaye où son sculpteur, sans être entré dans les ordres, vit depuis quarante ans. Il y a tout un dossier sur elle. Et l’on se demande ce qui en fait la particularité… 

Les descriptions des sculptures de Mimo sont très belles. Les mots les rendent presque palpables. Elles semblent détenir une vérité sur le personnage. Mimo, Michelangelo Vitaliani, atteint d’achondroplasie – maladie des cartilages qui freine sa croissance et le contraint dans une très petite taille – fait son apprentissage, avance, réfléchit à son art, se dépasse. La vie ne l’épargne pas, il faudra une main tendue pour lui donner sa chance que beaucoup lui refusent en dépit ou à cause de son talent. 

Viola

Sa rencontre avec Viola est déterminante. Ils appartiennent à deux mondes différents. Lui est pauvre, elle est une aristocrate. Il n’a pas fait d’études, elle a lu beaucoup de livres. Elle lui en prête. Chacun essaiera de sortir de sa condition et de se dépasser. Née comme lui au début du XXe siècle, Viola est farouchement moderne et visionnaire, mais l’époque n’est pas aux femmes lumineuses, aux femmes « debout ». Ils sont chacun la force et la faille de l’autre. 

Une histoire

« Un horizon vide, d’abord rien. Une plaine aveuglante que, à force de la fixer, ma mémoire peuple d’ombres, de silhouettes qui deviennent villes, forêts, hommes et bêtes. Ils avancent, campent au-devant de la scène, mes acteurs. J’en reconnais quelques-uns, ils n’ont pas changé. Sublimes et ridicules, fondus au même creuset, indissociables. La monnaie de la tragédie est un rare alliage d’or et de pacotille. » (p. 13)

Le temps file comme le siècle

Sur son lit de mort, Mimo campe une sorte de prestidigitateur immobile qui fait apparaître des personnages de son passé. En sus de la beauté et des émotions qu’il fait jaillir de la pierre et du marbre, il donne de la sculpture une définition qui pourrait également s’appliquer à l’art du roman : 

« Sculpter, c’est très simple. C’est juste enlever des couches d’histoires, d’anecdotes, celles qui sont inutiles, jusqu’à atteindre l’histoire qui nous concerne tous, toi et moi et cette ville et le pays entier, l’histoire qu’on ne peut plus réduire sans l’endommager. Et c’est là qu’il faut arrêter de frapper. » (p. 574)

Dans Veiller sur elle, il est question de temps qui file, comme le siècle. Pour autant, Mimo ne sculptera jamais l’« homme nouveau », consacrera son bloc de marbre à la réalisation de sa Pietà et passera les quarante dernières années de sa vie dans une abbaye reculée, comme figeant le temps, lui qui a vécu plusieurs vies. Il est aussi souvent question de la mort qui plane et conditionne certainement des attitudes. Le cimetière est très présent. Mais rien ne fait peur à Viola, qui s’allonge sur les tombes, et Mimo apprend à ne plus avoir peur des morts, à vivre avec eux. Ce qui survit aux hommes, à Rome et aux roses, ce sont les mots, les livres, et la pierre. Le roman se clôt sur une sensation de douceur et de justesse auprès d’un homme qui a aimé sa vie.

D. T.

Jean-Baptiste Andrea, Veiller sur elle, L’Iconoclaste, 682 pages, 22,50 euros.


L’École des lettres est une revue indépendante éditée par l’école des loisirs. Certains articles sont en accès libre, d’autres comme les séquences pédagogiques sont accessibles aux abonnés.

Delphine Thiriet
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