Chronique n°6. Djokovic, surhomme nietzschéen ?
Par Hans Limon
Le 10 septembre, le joueur de tennis Novak Djokovic exultait au milieu du parc municipal de Flushing Meadows (New York). Il venait de remporter, à trente-six ans, son vingt-quatrième tournoi du grand chelem, soit, toutes compétitions confondues, la centième victoire de sa carrière.
Par Hans Limon
« À l’école de guerre de la vie. — Ce qui ne me fait pas mourir me rend plus fort. »
Nietzsche
Ces quelques mots poinçonnés par le philosophe, aux alentours de 1888, dans son fameux Crépuscule des idoles, semblent avoir été destinés, avec près d’un siècle et demi d’avance, au facétieux tennisman serbe. Il s’est fait l’outrageux dominateur du circuit tennistique masculin depuis plusieurs années, c’est-à-dire bien avant la retraite prévisible de la légende suisse Roger Federer et celle, prévue pour l’an prochain, du « taureau de Manacor », l’espagnol Rafael Nadal. Trente-six ans : l’âge de la maturité pour n’importe quel homme, l’âge de la retraite pour un sportif de haut niveau.
Élevé par des parents restaurateurs, le petit Novak assène ses premiers coups droits en ex-Yougoslavie : la guerre qui éclate, alors qu’il n’a pas encore cinq ans, extérieure comme intérieure, ne le quittera plus. Jusqu’à son triomphe absolu, le 10 septembre 2023, lors d’une finale d’US Open disputée contre le joueur russe Daniil Medvedev, médusé par l’endurance et la longévité d’un adversaire qui le toise désormais 10 à 5 au tableau de leurs confrontations directes.
Novak Djokovic sidère par sa capacité à dompter la balle de ses adversaires les plus talentueux, à en atténuer, en les absorbant, les impacts et les effets. Il n’est pas le meilleur serveur du circuit. Son revers, son coup droit et ses amorties n’ont, à proprement parler, rien d’exceptionnel. De seize ans son cadet, le jeune prodige espagnol, Carlos Alcaraz, le surpasse, par exemple, dans presque tous les domaines du jeu. Le point fort de Djokovic, c’est son retour, son éternel retour :
« Si cette pensée s’arrimait à toi, elle te transformerait peut-être, et peut-être t’annihilerait ; tu te demanderais à propos de tout et de rien : ‘‘Est-ce tu veux bien cela ? Est-ce que tu le reveux ? Une fois ? Toujours ?
À l’infini ?’’, et cette énigme pèserait sur toi d’un poids crucial et terrible ! Ou alors, oh ! à quel point faudrait-il que tu t’aimes toi-même et que tu aimes la vie pour ne plus rien désirer d’autre que cette suprême
et éternelle confirmation ! »
Nietzsche, Le Gai Savoir, 1882
L’amor fati ou l’acquiescement au destin
Djokovic ne sera jamais aussi « facile » et décontracté que Federer : c’est un tacticien, un battant, un combattant de fond de court, le meilleur retourneur du circuit ATP, le principal circuit international de tennis masculin. Souple et robuste, il parcourt les quatre coins du terrain avec une ténacité qui semble parfois, aux yeux de ses adversaires, relever de la fatalité. Sa vitesse n’est plus celle de ses vingt ans ? Il prend de la masse et muscle son jeu. Son vis-à-vis – l’Américain Ben Shelton – sert à plus de 240 km/h ? Il se concentre sur son positionnement et flirte avec les lignes. À deux sets partout, il serre le jeu : neuf fois sur 10, il sort vainqueur. Mené deux sets à rien, il disparaît dans les vestiaires, part à sa propre rencontre et, en tête-à-tête avec le miroir de son intériorité, décide de remonter la pente. Surhomme nietzschéen, peut-être, en ce qu’il nourrit, jusque dans ses écarts comportementaux, ce que Nietzsche appelait l’amor fati : l’acquiescement au destin, l’acceptation de la perte, de la douleur lancinante, de la répétition des à-coups et des interminables courses. Et de l’hostilité du public. Il veut, reveut, une fois, toujours, à l’infini.
Le « Djoker », autrefois connu pour ses imitations, ses pitreries et ses raquettes brisées sur le court, énerve et aime énerver. Mieux ou pire : il exaspère. Chrétien convaincu – ce que Nietzsche n’aurait sans doute pas validé –, il lutte, à même le gazon, le béton, l’acide acrylique et la terre battue, contre ses nombreux démons intérieurs. Enragé ou exultant, il exhibe le désamour des spectateurs comme le plus précieux de ses trophées. Il provoque l’opposition et s’en nourrit, transmutant son chaos intérieur en énergie cinétique. Surhomme nietzschéen, peut-être, en ce qu’il abrite, hiérarchise et domestique ses contradictions pour en faire une force.
Lui, si charitable dans la vie civile – ses dons en faveur de la Serbie se chiffrent en millions d’euros –, semble parfois n’avoir d’autre loi que la sienne : si son véganisme n’a rien d’exceptionnel, son refus du vaccin contre le Covid lui vaut, en janvier 2022, en même temps que son surnom « Novax », une détention de quelques jours, ainsi qu’une interdiction temporaire d’entrée sur le territoire australien. À la mi-juin 2020, en pleine pandémie, il va même jusqu’à organiser un tournoi caritatif dans les Balkans (l’Adria Tour) : certains joueurs, dont « Djoko », seront testés positifs quelques jours après la fin du tournoi.
Tour à tour taxé de « comédien » et auréolé de « Goat » (Greatest Of All Time), Djokovic est une illustration – forcément imparfaite – d’une figure conceptuelle que Nietzsche a prophétisée, et que certaines idéologies nauséabondes ont tenté de dévoyer. Marteau humain renversant les valeurs des « faibles » et rétablissant le droit naturel et supérieur en même temps que la noblesse originelle des « forts », (Généalogie de la morale, 1887), Djokovic sera sans doute, jusqu’à la fin de sa carrière, autant détesté qu’adulé.
Brassant les concepts, chers aux enseignants et élèves de classe de terminale, de bonheur, de morale, de temps, de justice, de technique et de nature, la figure du surhomme modélise en même temps qu’elle prédit un stade de l’évolution humaine où l’individu s’est dépouillé des chaînes de la société pour donner libre cours, sans aucun remords, à sa volonté de puissance. Contre le transhumanisme, Nietzsche brandissait déjà le surhumanisme.
H. L.
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