Fin de partie, de Samuel Beckett
Par Philippe Leclercq, critique
Rarement Fin de partie, la deuxième pièce de Samuel Beckett, créée en français à Londres en 1957, n’aura résonné d’aussi belle manière. Michel Bouquet et Rufus en 1995 (mise en scène d’Armand Delcampe), Dominique Pinon et Charles Berling en 2008 (mise en scène de Charles Berling), Serge Merlin et Jean-Quentin Châtelain en 2011 (mise en scène d’Alain Françon), cette pièce a déjà connu de très bons duos. Mais peu ont aussi bien donné à entendre la musique, la déchirante humanité et la terrifiante drôlerie du célèbre texte beckettien.
Burlesque, tragique et rires
Dans une pièce ressemblant à une cave vivent deux hommes : Clov (Denis Lavant) et Hamm (Frédéric Leidgens). Ils se détestent, s’insupportent, mais ne peuvent se quitter, inséparables, tel un vieux couple absurde comme seul Beckett sait en inventer. Clov, qui n’a plus guère toute sa tête, va d’une démarche claudicante, « raide et vacillante ». Il est le domestique, peut-être même le fils adoptif, attardé, de Hamm. Lui, cloué dans un fauteuil roulant et claquemuré derrière des lunettes noires d’aveugle, passe son temps à user d’un pouvoir despotique sur le premier. Assis le donneur d’ordres, debout le valet corvéable. En fond de scène, les parents de Hamm croupissent dans des poubelles, dans l’attente de leur fin prochaine, comme tout le reste, autour et au-delà des murs de ce trou à rats qu’on dirait perdu dans l’univers.
Le metteur en scène Jacques Osinski poursuit avec Fin de partie son patient travail de relecture des textes de Beckett. Après avoir monté trois monologues du dramaturge et poète irlandais (Cap au pire, La dernière bande, L’Image), il s’attaque, toujours avec son fidèle compagnon de voyage théâtral, Denis Lavant, à « la grande pièce de Beckett, sa préférée, celle qu’on n’ose pas aborder sans un certain bagage », déclare-t-il dans le programme de salle. Le résultat, subtil jeu d’équilibre entre burlesque et tragique, splendeur des mots et misère des corps, est une formidable réussite. Parce qu’Osinski n’a pas reculé devant la noirceur comique du texte, c’est aussi un beau moment de rigolade.
Apprendre à finir
Le décor est une boîte noire, vide, éclairée d’une lumière grisâtre ; deux hautes fenêtres étroites, donnant l’une sur la terre, l’autre sur la mer, n’offrent aucune perspective aux personnages qui sont condamnés à tourner en rond, à se rejouer jour après jour la même comédie de l’existence. « Fini, c’est fini, ça va peut-être finir », soupire Clov en ouverture de la pièce. En attendant, il fait des gestes, va et vient sur le plateau, s’affaire à des riens, ici, là, dans sa cuisine (où il n’y a plus rien à préparer), comme une manière de passer le temps, de tromper l’ennui, de tromper la mort, de penser à autre chose qu’au temps qui reste et n’en finit pas de finir. Ce temps pèse d’autant plus lourd sur ses pauvres épaules que le metteur en scène a fait le choix de respecter à la lettre les didascalies du texte et toutes ses pauses. Des silences, des vides innombrables donnent vite le sentiment de se trouver au bord d’un abîme – une profondeur prophétique.
Quand il écrit Fin de partie, Beckett confie à son amie américaine Pamela Mitchell qu’il se sent « à la fois fort et au bord du gouffre ». C’est sur ce double registre que se déploie sa pièce, mélange d’accablement et de plaisir des mots. Et c’est sur ce plaisir de la langue que Jacques Osinski a fondé son théâtre. Les deux principaux comédiens sont ici impeccables, chacun usant de mille nuances et inflexions de voix pour repousser le texte, en presser le sens et en débusquer les sous-entendus. Denis Lavant est un corps savant, bourré d’astuces et d’intelligence du geste qui précèdent souvent la parole ; Frédéric Leidgens trouve, quant à lui, dans les limites de la double infirmité de son personnage, une multitude de gestes étonnants. La main, le bras, la tête parlent autant que sa voix, dont le timbre séduisant laisse entendre le son d’un cœur qui bat (encore) sous le cuir du tyran.
À la dérive
Les corps sont usés, tordus, débiles. L’un n’est plus qu’une mécanique burlesque et têtue, l’autre un poids inerte, presque mort. Pour s’occuper et tuer définitivement le temps, il ne reste plus que les mots, et les réparties que l’on s’échange, que l’on se renvoie par jeu ou par habitude, comme deux partenaires occupés à finir leur dernière partie d’échecs. Que faire d’autre, maintenant que la nature est morte, qu’il n’y a plus rien à l’horizon ? Le constat est sans appel : « Hamm. – La nature nous a oubliés. Clov. – Il n’y a plus de nature. Hamm. – Plus de nature ! Tu vas fort. Clov. – Dans les environs. Hamm. – Mais nous respirons, nous changeons ! Nous perdons nos cheveux, nos dents ! Notre fraîcheur ! Nos idéaux ! Clov. – Alors elle ne nous a pas oubliés. »
Beckett ne dit rien de ce qui est arrivé au monde. Seulement, comme dans Stalker, le chef-d’œuvre du cinéaste soviétique Andreï Tarkovski (1979), on pressent quelque cataclysme, quelque dérèglement du monde à ce point grave que Clov et Hamm sont depuis longtemps contraints de vivre enfermés, reclus, à l’abri, dans leur cachette – leur caveau ? Le danger hors-champ, hors les murs de cette cellule de dégrisement semble aujourd’hui, à l’heure des désastres écologiques, des forêts dévastées et des espèces décimées (ou en voie de), plus concret, plus proche, plus assourdissant que jamais. À l’extérieur de leur bunker, la nature est à moitié engloutie par les flots. Clov et Hamm sont les derniers débris d’un monde qui est allé à vau-l’eau. Fin de partie, fin d’un monde. Leur dérive croise désormais la nôtre. À moins que ce ne soit l’inverse, la réalité ayant rejoint l’absurde. Puissions-nous faire bon profit de sa relecture.
P. L.
Fin de partie, de Samuel Beckett. Mise en scène Jacques Osinski. Avec Denis Lavant (Clov), Frédéric Leidgens (Hamm), Claudine Delvaux (Nell), Peter Bonke (Nagg).
Du 19 janvier au 5 mars 2023, au théâtre de l’Atelier à Paris (18e).
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