"Jane Eyre", de Cary Fukunaga
Étrange fascination que celle exercée par les sœurs Brontë sur le cinéma.
Leur vie a inspiré à André Téchiné en 1979 l’un de ses meilleurs films et leur œuvre n’a cessé d’être adaptée, sans doute à cause de son mélange exceptionnel de romantisme, de tragique et de gothique.
L’Hollywood de l’âge d’or y a mieux réussi que la Grande-Bretagne des années 70-90 en faisant filmer en 1939 Wuthering Heights (Les Hauts de Hurlevent) d’Emily par William Wyler, avec Laurence Olivier et Merle Oberon, puis en donnant naissance à la brumeuse et gothique Jane Eyre de Charlotte, adaptée par Robert Stevenson en 1943, avec une Joan Fontaine raffinée face à un Orson Welles plus sauvage que nature.
Sans oublier la reprise par Aldous Huxley d’un texte radiophonique écrit dans les années 1930 par John Houseman pour le Mercury Theatre, avec également Orson Welles ; ni le traitement classique par Hitchcock de Rebecca, hommage de Daphné du Maurier à Jane Eyre, avec Joan Fontaine comme narratrice, pour mieux confondre les deux romans.
Enfin le remarquable film d’horreur de Jacques Tourneur I Walked With a Zombie (Vaudou, 1943) est une transposition de Jane Eyre dans les modernes Caraïbes, où le personnage de l’épouse folle de Rochester devient la victime d’un envoûtement vaudou.
.
Un cinéaste – Cary Fukunaga –, une adaptatrice – Moira Buffini
Directement ou indirectement, on le voit, ces œuvres se sont révélées être un défi constant pour les réalisateurs. Le cinéaste Cary Fukunaga, fort du succès de son premier film Sin Nombre – récit hallucinant des expériences d’émigrants mexicains tentant d’entrer aux États-Unis – a relevé ce défi. Il a demandé à Moira Buffini (qui avait écrit le scénario de Tamara Drewe, très libre transposition parodique du roman de Thomas Hardy, Far from the madding crowd, Loin de la foule déchaînée), d’en faire l’adaptation. Elle a donc imaginé un découpage qui fait commencer l’intrigue très tard dans le roman, au moment où Jane, fuyant le château de Thornfield, court sur les chemins, sous la pluie, et finit par trouver refuge dans la maison isolée du pasteur St John Rivers.
.
Un pertinent recours au flash back
La première image d’elle qui s’impose au spectateur est donc celle d’une créature en détresse, misérable et perdue en pleine nature. Début judicieux, qui présente d’emblée les grands thèmes du roman : la quête par l’orpheline d’un foyer et son aspiration de jeune femme équilibrée et moderne à une vie calme et sereine auprès de gens de bien, quête vouée à l’échec par les contraintes qui pèsent sur les femmes de sa condition au XIXe siècle, d’où ses aventures hors du commun, racontées dès lors en flash back.
Le récit reprend quand, à neuf ans, en pleine révolte contre le sort que lui impose, dans sa belle maison de Gateshead, sa cruelle tante Mme Reed, elle est rejetée par elle et sa famille et envoyée dans la glaciale institution caritative de Lowood, dirigée par l’hypocrite Mr Brocklehurst. Elle y découvre sa conception de la tolérance et de la charité chrétienne qui manque de la détruire.
Enfin, son installation à Thornfield la montre à sa vraie mesure, évoluant intellectuellement et émotionnellement comme préceptrice de la petite Française Adèle dans ce château sinistre et magique, où la mise en scène souligne le contraste entre les sombres secrets cachés par le troublant lord Rochester et le monde aimable de la généreuse intendante Miss Fairfax, capable d’oublier toutes les horreurs qui l’entourent pour assurer le bon fonctionnement de la maison (Judi Dench est merveilleuse dans ce rôle modeste).
.
Une interprétation exemplaire
Si le premier caractère distinctif de cette adaptation est son découpage, la seconde est son interprétation. À vingt et un ans, la jeune comédienne australienne Mia Wasikowska réussit à s’approprier le rôle titre avec une maîtrise peu commune, due non seulement à son accent du Yorkshire impeccable, mais à l’autorité naturelle avec laquelle elle s’adresse à son employeur de manière à lui en imposer d’emblée. Son regard limpide et fier soutient l’oeil perçant de Rochester et ses bonnets de servante rehaussent encore par leur connotation infériorisante l’intrépidité de sa performance.
Michael Fassbender incarne un Rochester d’une intensité retenue qui déclenche parfaitement, par ses provocations et ses emportements, les réactions de la jeune femme, constamment sur la défensive devant ses caprices et ses effrayantes déclarations d’affection, mais aussi contre ses propres sentiments.
La première rencontre en pleine campagne, aussi romantique que symbolique, de ce cavalier mystérieux désarçonné par la jeune fille qui lui porte secours en lui donnant le bras, est suivie de la scène où il lui demande avec arrogance quel est le récit de ses malheurs « car toutes les gouvernantes en ont un ». Les réponses calmes et fières de Jane font mesurer le degré de grossièreté d’une telle attitude et lui assurent le respect de son maître. On réalise alors le caractère crucial de cet affrontement, l’importance de cette rencontre au sommet – à la fois érotique et fatale – de deux caractères de même trempe, magnifiquement interprétés.
.
Joutes verbales
À la différence des autres adaptations, le cinéaste accorde d’ailleurs manifestement plus de place et d’insistance à ces joutes verbales entre les deux monstres sacrés qu’à l’apparition mélodramatique de l’épouse cachée Bertha et au mariage furtif, rapidement évoqués comme des images de cauchemar.
Tandis que le contraste entre la vie tranquille et sans émotions dans la maison du pasteur et la passion (au sens christique) de Jane à Thornfield est parfaitement souligné, ne serait-ce que par le talent avec lequel Jamie Bell interprète ce personnage rigide et falot, qui incarne les valeurs chrétiennes sans doute moins bien que Rochester, damné, généreux, puis ermite rédimé par la souffrance.
.
Une œuvre équilibrée
Choix intéressants de la scénariste, qui a décidément fait un vrai travail d’adaptation, parfaitement fidèle mais sans servilité aucune. De plus cette reconstitution historique en costumes d’époque ne semble jamais lourde, tant les passions qu’elle relate sont mises en scène avec intelligence.
Images superbement éclairées par le chef opérateur Adriano Goldman de manière à évoquer la peinture de Vermeer ou de Georges de La Tour, musique de Dario Marianelli, qui détache un solo de violon pour souligner la souffrance de Jane, ferme direction d’acteurs impeccables, tout contribue à faire de ce film une œuvre équilibrée, à la fois cérébrale et échevelée, que la critique française n’a pas appréciée à sa juste valeur, peut-être obnubilée par l’adaptation bien moins réussie de Franco Zeffirelli en 1996, dans laquelle Charlotte Gainsbourg faisait face à William Hurt.
Il ne reste qu’à attendre la sortie tardive en France de l’adaptation par Andrea Arnold des Hauts de Hurlevent (2011) pour pouvoir comparer le travail du réalisateur américain avec celui de la réalisatrice britannique de Red Road et Fish Tank. Les sœurs Brontë continuent décidément à fasciner.
Anne-Marie Baron
.
• Un dossier de « l’École des lettres » consacré à Jane Eyre, de Charlotte Brontë, dans la collection « Classiques abrégés ».
• Feuilleter le catalogue des Classiques abrégés.
• Télécharger le catalogue au format pdf.