Maeterlinck ou la quête d’un « mouvement immatériel de la matière »
Dans La Vie des abeilles, La Vie des termites, La Vie des fourmis et La Vie de la nature, Maurice Maeterlinck, figure méconnue du mouvement symboliste franco-belge, interroge notamment l’intelligence et le mécontentement de l’homme.
Par Stéphane Labbe, professeur de lettres
Dans La Vie des abeilles, La Vie des termites, La Vie des fourmis et La Vie de la nature, Maurice Maeterlinck, figure méconnue du mouvement symboliste franco-belge, interroge notamment l’intelligence et le mécontentement de l’homme.
Par Stéphane Labbe, professeur de lettres
Maurice Maeterlinck (1862-1949) est une figure injustement oubliée de la littérature franco-belge. Comme Émile Verhaeren et Georges Rodenbach, il appartient à cette génération d’écrivains belges qui ont donné au mouvement symboliste une vitalité à laquelle il n’accéda jamais véritablement en France.
S’il se fait connaître par la poésie avec les Serres Chaudes en 1889, c’est surtout grâce au théâtre que s’établit la renommée qui le conduira au prix Nobel de littérature en 1911. La Princesse Maleine (1889), Pelléas et Mélisande (1892) font partie des rares réussites du théâtre symboliste : par le biais d’une langue elliptique, de personnages de contes archétypiques qu’il confronte au mal et à l’étrangeté du monde, Maurice Maeterlinck met en scène une approche des secrets de l’univers.
Ce sera aussi son propos dans ses recueils d’observations naturalistes que sont La Vie des abeilles, (1908), La Vie des termites (1928) et La Vie des fourmis (1930). Lorsqu’il s’attaque à l’étude des sociétés d’insectes, Maeterlinck cherche à établir les lois secrètes qui régissent les rapports entre les êtres et le monde à la surface du globe.
En rééditant simultanément ces trois essais, auxquels il adjoint L’Intelligence des fleurs (1907) et L’Araignée de Verre (1932), Thomas Van Ruymbeck[1] livre au public une œuvre essentielle qui offre à nos temps troublés une série de questions et de contrepoints utiles. À l’individualisme qui culmine dans l’utilisation des réseaux sociaux, sources d’exhibition et de partis pris irraisonnés, à l’épuisement des ressources naturelles et au réchauffement climatique qui résultent d’un capitalisme égoïste dont le profit ne sert qu’un petit nombre, les essais de Maeterlinck opposent la fraternité des sociétés d’insectes que leur auteur a pris la peine d’observer.
Esprit de la ruche et darwinisme
Ainsi conclut-il, par exemple, sa Vie des abeilles : « Si tout est matière en ce monde, on surprend ici le mouvement le plus immatériel de la matière. Il s’agit de passer de la vie égoïste, précaire et incomplète à la vie fraternelle, un peu plus sûre et un peu plus heureuse. Il s’agit d’unir idéalement par l’esprit ce qui est réellement séparé par le corps, d’obtenir que l’individu se sacrifie à l’espèce et de substituer ce qui ne se voit pas aux choses qui se voient. »
Si le regard de Maeterlinck n’est pas dépourvu d’un certain anthropomorphisme, ses recensions sont œuvres de naturalistes – il fut lui-même apiculteur. Par le biais de l’insecte, néanmoins, c’est l’homme qu’il s’agit d’interroger. Lorsqu’il scrute « l’esprit de la ruche » qui semble gouverner la société des abeilles, de l’essaimage à l’organisation sociale qui présidera au partage des rôles, il cherche à donner sens à un darwinisme dont il ne conteste jamais les fondements.
Les abeilles, les fourmis, les hommes sont des créatures trop frêles, qui ne sauraient exister sans les sociétés qu’elles se construisent. Mais quelle pensée subtile préside à leur organisation ? Quelle « puissance occulte » dirige leurs instincts ? Les insectes offrent des modèles de courage et d’abnégation, « il faudrait fort peu de choses, conclut le poète, pour que, sur bien des points elles [les fourmis] fussent nos égales. »
Comme le Baudelaire de « Correspondances », Maeterlinck est en quête de « la ténébreuse et profonde unité » qui fait tenir l’univers : « Il ne serait pas, j’imagine, très téméraire, écrit-il à la fin de L’Intelligence des fleurs, de soutenir qu’il n’y a pas d’êtres plus ou moins intelligents, mais une intelligence éparse, générale, une sorte de fluide universel qui pénètre diversement, selon qu’ils sont bons ou mauvais conducteurs de l’esprit, les organismes qu’il rencontre. L’homme serait, jusqu’ici, sur cette terre, le mode de vie qui offrirait la moindre résistance à ce fluide que les religions appelèrent divin. »
L’hypothèse du « fluide universel », de l’intelligence diffuse, est sans doute la base idéologique du mouvement symboliste qui cherche, à travers l’écriture, la peinture, une expression sensible et appropriée susceptible de la manifester. Mais là où Maeterlinck touche le plus le lecteur d’aujourd’hui, c’est dans le questionnement que suscite son observation : comme Nerval dans ses « Vers dorés » (« Homme ! libre penseur ‑ te crois-tu seul pensant / Dans ce monde où la vie éclate en toute chose… »), il interroge les manifestations de l’intelligence universelle à la surface de notre planète et pose une question d’une prodigieuse intensité ainsi que d’une brûlante actualité : « Ce que nous avons le plus de peine à admettre, c’est qu’il ne se forme pas dans l’espace ou le temps une sorte de réserve où s’accumuleraient les fruits de toutes ces expériences, de tous ces efforts, de toutes ces luttes contre le mal, la misère, la souffrance, l’imbécillité, la matière […]
Le grand signe qui nous sépare de tout ce qui respire, est-ce notre mécontentement ? N’exigeons-nous pas trop d’une planète de dixième, voire de dix-millième ordre ? Elle fait ce qu’elle peut, elle donne ce qu’elle a. Mais qui nous dit que les autres êtres qui la peuplent ne se plaignent pas également ? Sommes-nous seuls à espérer qu’il y ait mieux ? »
La Vie de la nature est donc une somme, somme d’observations certes datées mais toujours soucieuse de mise en perspective, une somme philosophique empreinte de présupposés spiritualistes mais générée par un enthousiasme et un amour de la nature dont l’humanité ne saurait se priver au risque de se perdre.
S. L.
Maurice Maeterlinck, La Vie des abeilles, Archipoche, 2019, 254 p., 12 euros.
Maurice Maeterlinck, La Vie des termites, Archipoche, 2019, 158 p., 10 euros.
Maurice Maeterlinck, La Vie des fourmis, Archipoche, 2020, 174 p., 6,95 euros.
Maurice Maeterlinck, La Vie de la nature. Recueil comprenant : La Vie des abeilles. L’Intelligence des fleurs. La Vie des termites. La Vie des fourmis. Préface de Jacques Lacarrière. Postface de Paul Gorceix, Bruxelles, Complexe, coll. Bibliothèque Complexe, 1997, 506 p.
[1] Maurice Maeterlinck, La Vie de la nature, Éditions Les Perséides, 2021.