Petite Solange, d’Axelle Ropert :
l’enfance orpheline
La petite Solange a beaucoup d'Antoine Doisnel en elle. Bouleversée par le divorce de ses parents, elle se désintéresse de la classe, s’abîme dans la confusion. Récompensée par le prix Jean-Vigo 2021, cette sortie brutale de l’enfance est filmée sans un cri.
Par Philippe Leclercq, critique cinéma
La petite Solange a beaucoup d’Antoine Doisnel en elle. Bouleversée par le divorce de ses parents, elle se désintéresse de la classe, s’abîme dans la confusion. Récompensée par le prix Jean-Vigo 2021, cette sortie brutale de l’enfance est filmée sans un cri.
Par Philippe Leclercq, critique cinéma
Espace de l’entre-deux, zone floue, monde intranquille. La préadolescence est un cap difficile à passer. Elle est une frontière pour l’individu en formation qui n’en distingue ni le début ni la fin, seulement les dangers. Son âge a ceci d’ingrat qu’il donne le sentiment d’une grande fragilité, d’une profonde incertitude souvent sujette à angoisses et questionnements. Les repères de l’enfance, que le jeune être abandonne, ne sont plus d’aucun secours ; les armes de l’adolescence sont encore à affûter. La moindre secousse est un bouleversement, le divorce des parents un traumatisme.
Quand les parents se séparent
Cette banale histoire d’adultes est précisément ce qui arrive à la petite Solange Maserati (Jade Springer), 13 ans, qui n’a jusqu’alors grandi que dans un cadre stable. Son père, Antoine (Philippe Katerine), gérant d’un magasin d’instruments de musique, et sa mère, Aurélia (Léa Drucker), comédienne de théâtre, sont les référents d’un monde adulte encore peu contestable, rassurant et digne de confiance. Immuable, à ses yeux d’enfant qu’elle est encore grandement. Romain, son frère de 21 ans, est un discret repère pour elle. Solange est une préadolescente ordinaire – normale, aurait-on envie de dire – tant les troubles, doutes et malaises sont ici des symptômes que sa jeunesse ne connaît pas. Ou pas encore. Car, quand les premières querelles du couple parental retentissent dans la maison, le monde solaire de Solange vire progressivement au noir…
Rarement la terre meuble de la préadolescence n’aura été foulée avec autant d’attention, de délicatesse et, pour tout dire, d’infinie justesse. Axelle Ropert, dont c’est ici le quatrième long métrage de fiction, a choisi d’en sonder un pan peu représenté au cinéma. Celui de la douceur, de la candeur même, d’une préadolescente sensible et tellement attachée à ses parents que leur séparation la plonge dans un profond désarroi. La réalisatrice suit sa trajectoire pas à pas et s’applique à relever les indices de destruction lente qui transforment l’enfance d’une « petite fille joyeuse, pleine de vie », selon les propres mots de son père en ouverture du film, en un champ de désolation.
Sœur de cinéma d’Antoine Doisnel
L’action de Petite Solange se déroule à Nantes, ville matrice de la jeunesse et du cinéma de Jacques Demy, mais c’est du côté des 400 coups de François Truffaut, et de son héros Antoine Doisnel, qu’il faut regarder. Certes, leurs caractères divergent, mais comme la mère du jeune Doisnel, le père de Solange entretient une liaison qui fait perdre à Solange le fil d’une scolarité bien engagée. Perturbée par ce qui se passe « chez » elle, la jeune fille se replie sur elle-même ou se désintéresse de la classe. L’élève studieuse devient rêveuse, bavarde ou mutique. Les professeurs s’alarment. Les parents questionnent, expliquent, s’excusent. Puis ils s’éloignent dans la violence de leur désunion que la cinéaste, rivée au point de vue de Solange, limite au pourtour des images ou filme de loin pour n’en capter que des bribes qui font bientôt ressembler les protagonistes aux acteurs d’un mélodrame de Douglas Sirk.
La perte de l’enfance trouve un brutal écho dans la désagrégation du schéma familial, encore aggravée par le départ du grand frère pour Madrid où il effectue une partie de ses études. Verlaine et son « pauvre Gaspard », La Bonne Âme du Se-Tchouan de Bertolt Brecht, L’Incompris de Luigi Comencini sont des citations assumées qui jalonnent le récit et annoncent la douleur de la solitude, la défaite, l’adieu à l’enfance de celle qui refuse le « monde des grands ».
La cinéaste avertit, multiplie les signes de détresse ; elle filme un vol raté de soutien-gorge (acte manqué ou échec à se hisser à l’âge adulte) et observe la jeune fille durant l’après-midi qu’elle passe dans un café où, les yeux perdus dans le fond d’une tasse de chocolat, elle ne perçoit en elle rien d’autre qu’une immense confusion. Comme Doisnel, elle vole et apprend à mentir pour masquer sa détresse, son sentiment d’abandon.
Passage douloureux
Récompensé par le prix Jean-Vigo 2021 en octobre dernier, Petite Solange a le charme mélancolique du regard porté sur une enfant qui perd son entité parentale et ne s’y retrouve plus. Aucun cri n’accompagne la crise. Axelle Ropert sait que les plus atroces douleurs de la jeunesse sont celles qui sont tues, et qui tuent en silence. Sa mise en scène, attachée aux petits détails qui disent les grandes blessures (« ta mère » remplaçant « maman » dans la bouche du père quand il s’adresse à sa fille), souligne les efforts de la jeune fille pour ne pas sombrer. Des bouées apparaissent sur son chemin : la figure héroïque de Greta Thunberg présentée lors d’un exposé en classe ou la préparation d’un voyage familial en Sicile (comme moyen protecteur de nier l’évidence).
La vie perturbée de la préadolescente ressemble souvent à une errance, à un voyage dans l’inconnu dont l’issue n’est jamais certaine. La traversée nocturne que Solange entreprend dans le labyrinthe de la ville apparaît, à cet égard, comme une tentative allégorique de libération, d’affranchissement. Solange marche pour trouver sa voie et en finir. Le réalisme délicat du film cède la place à une forme d’onirisme discret qui emporte la jeune fille vers un autre monde. Des rencontres, personnes et objets, qui sont des appels (musicaux) auxquels elle reste sourde, rythment son parcours, son passage à travers les ténèbres comme ultime étape nécessaire à son éveil.
Petite Solange est nourri de l’univers des contes (de Grimm) où l’enfant doit accepter de se perdre, de mourir un peu, pour renaître à l’autre qui est en lui.
P. L.