Ouistreham : Emmanuel Carrère filme la France qui se lève tôt
Sollicité par Florence Aubenas pour adapter son livre enquête, l’écrivain et cinéaste garde sa ligne tout en retenue pour cette fiction chez les travailleurs pauvres. Juliette Binoche incarne la journaliste qui s’infiltre incognito pour décrire de l’intérieur un quotidien qu’elle méconnait et qui franchit la ligne en s’attachant à ses collègues.
Par Philippe Leclercq, professeur de lettres et critique.
Sollicité par Florence Aubenas pour adapter son livre enquête, l’écrivain et cinéaste garde sa ligne tout en retenue pour cette fiction chez les travailleurs pauvres. Juliette Binoche incarne la journaliste qui s’infiltre incognito pour décrire de l’intérieur un quotidien qu’elle méconnait et qui franchit la ligne en s’attachant à ses collègues.
Par Philippe Leclercq, professeur de lettres et critique.
Dans Le Quai de Ouistreham, le livre enquête qu’elle publia en 2010, Florence Aubenas, grand reporter à Libération (passée depuis au Monde), s’infiltrait dans le monde du travail précaire. Glissée dans la peau de l’anonymat, la journaliste avait alors partagé durant six mois le quotidien de femmes (pour la plupart) et d’hommes soumis à des tâches ingrates et des cadences infernales pour un salaire de misère. Son objectif, que n’aurait pas renié un Émile Zola, coutumier de l’étude de terrain propre à documenter son inspiration : expérimenter, éprouver physiquement et psychologiquement la maltraitance dont souffrent les gens peu ou pas qualifiés, et porter leurs silhouettes d’ombre furtive dans la lumière médiatique, en un mot et selon sa propre formule, « rendre les invisibles visibles ». Ouistreham, réalisé par l’écrivain et cinéaste Emmanuel Carrère, de retour derrière la caméra dix-sept ans après La Moustache (2005), en peint aujourd’hui le destin aux couleurs de la fiction.
Refus du pathos
Sitôt arrivée à Caen, Marianne Winckler (Juliette Binoche), une écrivaine de renom, s’inscrit à Pôle Emploi et s’invente un passé pour ne pas éveiller les soupçons. Cinquante ans, le bac seul en poche, elle entame le parcours du combattant pour trouver un travail et ne se voit bientôt proposer que des boulots de nettoyage dans des bureaux, des locaux de routiers, des bungalows de camping. Ou sur des ferrys, reliant Ouistreham à l’Angleterre, où elle se lie d’amitié avec Christèle (Hélène Lambert).
Ouistreham n’est pas un film naturaliste, pas plus qu’il n’est une machine à édifier. Comme le livre duquel son scénario est librement adapté, et à l’image de la littérature et du cinéma de son réalisateur, il se tient à une prudente distance du pathos. La qualité littéraire du livre source (qui ne cherche jamais à se placer au-dessus de son sujet), sa sobriété lexicale, l’économie de la description des êtres et de leur comportement trouvent écho dans la retenue toute carrérienne de la mise en scène. On comprend ici pourquoi Florence Aubenas, après avoir longtemps refusé de céder les droits d’adaptation de son livre, a finalement choisi Emmanuel Carrère pour en écrire le scénario. Pour autant, c’est sur les rails d’un métrage à la Ken Loach (Moi, Daniel Blake, 2016) que débute le film. Une mère célibataire de trois enfants (Christèle, la future amie de Marianne), étranglée par ses frais fixes, fait irruption dans une agence pour l’emploi et dit sa colère et son désespoir devant la difficulté de joindre les deux bouts. Face à elle, l’administration se montre tatillonne, repliée derrière une novlangue anesthésiante, humiliante, déprimante. Si cette scène ne donne pas le ton du film, elle sert de point de fixation dramaturgique et indique d’emblée à quel degré social se situe le milieu que Marianne prétend infiltrer.
Rester debout
Le point de vue de la femme de lettres guide le récit. Observatrice d’une sociologie inconnue d’elle, elle prélève sur la réalité des éléments qu’elle consigne discrètement dans un calepin et reporte, le soir venu, sur son ordinateur. Au cœur du réel, Marianne compose un personnage lui permettant de voir comment subsistent des individus relégués dans les marges du monde professionnel où le travail n’est pas un emploi, seulement des heures. Une poignée d’heures, glanées ici et là, éloignées dans l’espace les unes des autres, fractionnées dans le temps (tôt le matin ou tard le soir), chronométrées, mal payées et supervisées par des chefaillons soupçonneux et méprisants. À l’exception notable de Nadège (Évelyne Porée, déjà présente dans le livre d’Aubenas, ainsi qu’Émily Madeleine, ici dans le rôle de Justine).
Le temps, la hiérarchie, les lieux de travail, tout exerce une pression sur les travailleuses. Leur précarité est anxiogène ; le corps malmené et l’esprit angoissé, elles vivent dans un état de fatigue permanent. Pourtant, au milieu de ce système aliénant et vexatoire dominé par une misère matérielle et financière, Marianne découvre un solide esprit de solidarité et de générosité, et une dignité qui poussent des êtres comme Christèle, Marilou et les autres à se lever toutes les nuits. Elles travaillent pour gagner leur vie, ne pas perdre la face, continuer à marcher, fût-ce sur les quais du sous-prolétariat de Ouistreham, demeurer êtres humains qui n’abdiquent pas.
Imposture et vérité des sentiments
Ouistreham constitue un précieux témoignage sur la vie des gens dits « d’en bas ». Or, par-delà ses nombreux enjeux humains, on voit bien ce qui a pu intéresser Emmanuel Carrère, dont on sait le goût pour les êtres singuliers, as de l’esquive et des faux-semblants (L’Adversaire, 2000 ; Limonov, 2011), au moment où Florence Aubenas lui a proposé d’adapter son livre. Une enquête dont la réussite repose sur une formidable imposture, un mélange de faux pour débusquer le vrai.
En se faisant passer pour ce qu’elle n’est pas, Marianne/Florence entend mettre des mots sur un monde qu’elle ignore. Dès son arrivée à Caen, elle rompt avec sa vie d’avant. Elle se dépouille de son identité et de tout ce qui pourrait la trahir aux yeux de ceux qu’elle entend mystifier. Elle adopte une nouvelle ligne de conduite et disparaît derrière le masque de l’ordinaire. Juliette Binoche l’incarne, sans fard aucun comme une sorte de masque redoublé, face à un casting de comédiens non-professionnels. Marianne/Florence se fond dans son milieu d’étude et se laisse embarquer dans le groupe afin d’en observer de l’intérieur le fonctionnement, les forces et les faiblesses. Espionne et détective.
Sa quête de la réalité est le moteur d’une fiction dont elle occupe le premier rôle, tête d’affiche d’un petit cinéma qu’elle joue pour les autres et à leur insu afin qu’ils l’accueillent dans leur décor et lui révèlent le théâtre de leur vie réelle. Une comédie dont on distingue les dangers et la limite morale : plus longtemps Marianne abusera de la confiance de ses collègues et nouveaux amis, plus riche sera la qualité de son travail d’enquête. Or, Marianne commet une erreur. Elle franchit une ligne, humainement prévisible sinon souhaitable, mais déontologiquement interdite. Elle dépasse le seuil de la simple camaraderie et se rapproche de Christèle avec qui elle partage du temps, développe une complicité, invente une vie. Elle bâtit une amitié sincère sur du mensonge qui l’expose à une violente crise de trahison.
Son dessein fait d’elle une dissimulatrice instaurant un rapport biaisé, dissymétrique, dont le contrat initial lui impose de tenir ses distances. La relation d’entente entre Marianne et Christèle cache des attentes différentes, sinon opposées ; l’égalité apparente de leurs rapports se heurte à l’inadéquation réelle de leurs milieux (sociaux, culturels, professionnels, etc.). Aussi l’imposture de Marianne sera-t-elle perçue comme une nouvelle humiliation par Christèle qui voyait en elle un être sincère, une amie digne de confiance, une vraie « pote » qui s’avère finalement n’être qu’une étrangère, une « fausse personne » qui lui a menti sur les motifs de sa présence. La simple phrase prononcée par l’ami parisien sur le ferry (« Il paraît que tu écris un livre sur les femmes de ménage ») fait tomber le masque. Carrère ne prend pas parti, et laisse, dans un épilogue poignant, le soin au spectateur d’apprécier la portée de la « sincère » duperie.
P. L.
Ouistreham, film français (1h46) d’Emmanuel Carrère, avec Juliette Binoche, Hélène Lambert, Léa Carne, Emily Madeleine, Patricia Prieur, Évelyne Porée, Didier Pupin. En salles le 12 janvier.