L’Île d’or, d’Ariane Mnouchkine : fulgurant voyage
Sur une île japonaise, le monde tangue à un rythme frénétique. Un promoteur veut transformer les lieux en parc d’attractions alors que des compagnies de théâtre débarquent pour un festival. La troupe du Soleil suture des tableaux disloqués qui croisent souvenir et actualités.
Par Philippe Leclercq, professeur de lettres et critique de cinéma
Sur une île japonaise, le monde tangue à un rythme frénétique. Un promoteur veut transformer les lieux en parc d’attractions alors que des compagnies de théâtre débarquent pour un festival. La troupe du Soleil suture des tableaux disloqués qui croisent souvenir et actualités.
Par Philippe Leclercq, professeur de lettres et critique de cinéma
« Contre la destruction du monde, il n’y a qu’une seule défense : l’acte créateur » (Kenneth Rexroth, poète américain, 1905-1982), dans 4 3 2 1 de Paul Auster (Actes Sud, 2018).
Le théâtre d’Ariane Mnouchkine est une arche, une île, un refuge. Un théâtre monde qui donne à voir du pays et de belles et longues métaphores. À nouveau secondée par l’écrivaine et dramaturge Hélène Cixous, la dramaturge en tire les fils pour coudre ses histoires et promener ses rêves d’or et d’art. Cette promesse de voyage nous accompagne à chaque fois que l’on se rend dans son théâtre du sud-ouest parisien, brillant de jour comme de nuit de son aimable présence à l’entrée où elle continue d’accueillir les spectateurs en leur déchirant leur billet. Et en les raccompagnant du regard ou en répondant aux questions quelque trois heures plus tard. Oui, trois heures, car il faut également compter le temps de la véritable mise en bouche, non obligatoire, mais vivement conseillée, qui précède le spectacle. L’île japonaise pour laquelle on s’apprête à appareiller donne une idée des saveurs au menu…
Retour au Japon
L’île d’or, réelle ou supposée, vit des temps agités. Sa mairesse, Madame Yamamura (Nirupama Nytyanandan), voit son île et son festival de théâtre menacés par un certain Watabe (Maurice Durozier), un promoteur immobilier prêt à tout pour transformer les lieux en parc d’attractions avec « marina-pieds-dans-l’eau ». Tandis que le yacht de Nogueira (Agustin Letelier), un magnat brésilien, rôde tel un squale dans la baie, les compagnies théâtrales, invitées pour l’événement, débarquent une à une… En contrepoint de cela, Cornélia (Hélène Cinque), en qui nous verrons un double de Mnouchkine, délire son spectacle sur un lit d’hôpital, terrassée par le Covid-19…
L’argument n’est jamais qu’un prétexte ou un point de départ dramaturgique pour la metteuse en scène, créatrice d’utopie. Ce départ est également un retour au Japon pour celle qui, en 1963, y effectua un long voyage initiatique, fondateur de sa pensée et de son théâtre fondé un an plus tard. La troupe du Soleil brûle donc les planches depuis cinquante-cinq ans. Revenir en terre nipponne ne fut, cependant, pas si simple. Débutées en mars 2020, les répétitions de L’Île d’or furent transformées en séances de travail via l’application Zoom pour cause de confinement. Et le voyage d’approfondissement, initialement programmé sur l’île de Sado, terre de bannissement pour les artistes et intellectuels (à l’image du dramaturge et théoricien du théâtre nô, Zeami, au XVe siècle), a été annulé. La troupe dut alors improviser et travailler le nô, et le kyôgen, sa forme comique (partie intégrée au nô lors des intermèdes et, depuis une vingtaine d’années, devenu un art à part entière), dans ses propres murs de la Cartoucherie. Deux maîtres du nô et du kyôgen furent invités à enseigner leur savoir traditionnel aux comédiens. Enfin, retardé pour cause de jauge (jugée insuffisante par Mnouchkine pour la viabilité économique du projet), L’Île d’or est enfin visible. Le moins que l’on puisse dire, c’est que l’on n’a rien perdu pour attendre. Certes, les spectateurs qui ont vu Une chambre en Inde (2018) pourront regretter quelques redites : même structure du récit, même personnage de Cornélia catastrophée, moindre intensité dramatique. Et une résistance à l’unité narrative que l’on mettra sur le compte de la liberté de l’artiste prise par les contraintes de la suture entre les différents tableaux.
Voyage dans un monde chahuté
Quoi qu’il en soit, l’île sur laquelle invite Mnouchkine recèle des trésors d’idées, d’histoires et de légendes qui font la singularité de son théâtre. La metteuse en scène de 82 ans n’a rien perdu de sa force créatrice et du vent de colère qui en donne la vigueur. Son premier coup de griffes est pour les réseaux dits sociaux et leur capacité trumpienne de nuisance. L’ignoble Watabe, costume bleu et cravate rouge (mais sans mèche), en fait sa première arme pour discréditer la mairesse, sa rivale. Toute fausse nouvelle est bonne à diffuser, explique-t-il à son complice, car, même si elle doit être démentie, elle garde le nocif intérêt d’avoir existé et circulé. Cette rivalité liminaire est le moteur du spectacle qui fustige, au cours de tableaux plastiquement éblouissants, les inquiétants dirigeants, nommément cités, de notre monde, les Poutine, Xi Jinping, Bolsonaro, Orban, Johnson, et leur démesure, leur égoïsme au détriment des peuples et des idées.
Le monde tangue, comme le lit d’hôpital de Cornélia. Une maladie en frappe la surface comme une malédiction. Des peurs l’envahissent, des visions l’angoissent et prolifèrent sur le plateau, dans un tourbillon de changements de décor à vue, faisant passer le spectateur d’une saynète comique de la vie des femmes et hommes au bain à une puissante tempête en mer ; d’une certaine idée de la délicate tradition japonaise au conflit israélo-palestinien à travers un couple hilarant de comédiens. En quelques instants, un décor nouveau se monte, une atmosphère surgit comme par magie. Un geste, une lumière, quelques notes de musique suffisent à évoquer un monde. C’est une jeune fille qui passe chez son libraire, un soir de neige. Un livre, un regard, une histoire d’amour encore à écrire.
L’Île d’or est traversée de fulgurances. Le rythme sur scène renvoie à la frénésie du monde d’aujourd’hui. Ce théâtre est créateur d’images fortes. Le sort des réfugiés afghans, la vieillesse bouleversante de la mère de la metteuse en scène, la liberté perdue du théâtre expérimental… Les souvenirs et l’actualité s’entrecroisent, la poésie se mêle au trivial, le comique chevauche le tragique. Comme la Babel de langues qui résonnent et conversent sur scène. À côté du japonais (du français articulé à la manière de maître Yoda dans Star Wars, car, précise Cornélia, si nous sommes « au Japon, ce n’est pas non plus tout à fait le Japon »), on entend parler russe, arabe, anglais, mandarin, hébreu, portugais… Le très riche spectacle monde de Mnouchkine emporte loin. On en revient secoués, charmés, étourdis.
P. L.
L’Île d’or (Kanemu-Jim), une création collective du Théâtre du Soleil en harmonie avec Hélène Cixous, dirigée par Mnouchkine, au Théâtre du Soleil (Cartoucherie) à Paris. Jusqu’au 31 janvier 2022, tournée à venir.