Jacques Schiffrin et l’incurable tristesse de l’exil
L’historien Amos Reichman publie une biographie de Jacques Schiffrin, un des plus grands éditeurs du XXe siècle. Né à Bakou dans l’Empire russe, naturalisé français puis exilé aux États-Unis, il a notamment fondé les éditions de la Pléiade, reprises par Gallimard qui l’a licencié en juin 1940.
Par Norbert Czarny, critique littéraire
L’historien Amos Reichman publie une biographie de Jacques Schiffrin, un des plus grands éditeurs du XXe siècle. Né à Bakou dans l’Empire russe, naturalisé français puis exilé aux États-Unis, il a notamment fondé les éditions de la Pléiade, reprises par Gallimard qui l’a licencié en juin 1940.
Par Norbert Czarny, critique littéraire
Il a fondé la bibliothèque de la Pléiade, il a publié L’Étranger aux États-Unis et au-delà de l’Atlantique, L’Armée des ombres, et des textes de Gide, surtout de Gide. Jacques Schiffrin est l’un des plus grands éditeurs du XXe siècle. Il naît en 1892, à Bakou, dans l’Empire russe, aujourd’hui capitale de l’Azerbaïdjian.
En 1922, après la révolution russe, il fait route vers Monte-Carlo puis Paris où il fonde, un an plus tard, les éditions de la Pléiade/Jacques Schiffrin & Co. Il se lie d’amitié avec André Gide qui lui présente Gaston Gallimard, lequel intègre la Pléiade dans son catalogue.
Gaston Gallimard le licencie en 1940. Les lois promulguées contre les Juifs par le régime de Vichy le contraignent à un douloureux exil aux États-Unis. Il meurt à New York en 1950.
La biographie que lui consacre aujourd’hui Amos Reichman, historien et enseignant à Science Po, rappelle la stature de cet homme de culture qui, en un temps de furie, de haine et de violence, n’aimait rien tant que les livres et l’échange intellectuel.
Le nom de Schiffrin est doublement passé à la postérité : par Jacques d’abord, par son fils André ensuite. André a pris la succession de son père au sein de Pantheon Books, la maison d’édition qu’il avait fondée à New York en 1942. Renvoyé de cette vénérable maison par des gestionnaires soucieux du chiffre, André Schiffrin crée sa propre maison, The New Press, et écrit L’Édition sans éditeurs, un essai lucide (ou prophétique ?) annonçant les fusions, acquisitions et autres rachats qui font du best-seller l’alpha et l’oméga d’une certaine édition. Les visées du groupe Bolloré sur Hachette de nos jours en donnent une idée.
Soixante et un volumes à la Pléiade
La vie de Jacques Schiffrin commence de façon assez romanesque. Il est fils d’un docker qui réussit dans la pétrochimie, à l’heure où Bakou regorge déjà de pétrole. Lycéen très doué, il quitte très tôt la Russie tsariste, gagne au jeu à Monte-Carlo, devient à Florence secrétaire de Bernard Berenson, grand historien d’art spécialiste de la Renaissance – époque qui le marque de son empreinte – puis arrive en France.
Il se sent aussitôt chez lui dans le pays qui a vu naître Ronsard et du Bellay, les Lumières et l’idée de fraternité. Quand il fonde les éditions de la Pléiade, c’est d’abord pour traduire les grandes œuvres russes. Boris de Schloezer, traducteur né comme lui en Russie, est de l’aventure, ainsi qu’André Gide.
Jacques Schiffrin se lie aussi avec Charles du Bos, qui dirigera la collection « Écrits intimes » dans laquelle paraissent Aurélia, de Nerval, Fusées et Mon cœur mis à nu de Baudelaire. Entre 1931 et 1940, soixante et un volumes sont publiés à la Pléiade. Les douze premiers par Schiffrin, seul maître à bord, les suivants, à partir de 1931, sous l’étiquette Gallimard.
La collection actuelle est prestigieuse et plutôt coûteuse si l’on se réfère à d’autres collections rassemblant des œuvres complètes. Mais Jacques Schiffrin avait senti que sa Pléiade pouvait être populaire : l’édition de À la recherche du temps perdu, assemblée en un volume, coûtait moins cher que les divers volumes achetés séparément.
Chez Gallimard, s’il n’a plus toute sa liberté d’éditeur, Schiffrin peut encore choisir, et le premier volume « Gallimard » est consacré à Baudelaire. Il édite ensuite le Journal de Gide, premier exemple d’une édition aussi fameuse du vivant de l’auteur. Puis Marguerite Yourcenar, René Char ou Milan Kundera. Il choisit aussi les illustrateurs, travaille en relation étroite avec l’imprimeur, exerce son métier comme il l’aime et le veut.
En 1936, il participe avec Gide au fameux voyage en URSS. Ne pouvant se rendre à Bakou comme il l’aurait souhaité, il entend et sent les mensonges dont les visiteurs sont abreuvés. La montée du nazisme l’affecte plus encore : on le dit « décomposé par les événements ».
La suite est terrible. La guerre éclate, la France est occupée, les premières lois antisémites de Vichy l’excluent de la vie active, comme bien des travailleurs intellectuels et artistes. Les Gallimard se soumettent à la politique de l’occupant en « réorganisant sur des bases nouvelles [leur ]maison d’édition ».
Triste exil
Pour Schiffrin, devenu français en 1927 et heureux de contribuer à l’œuvre qui a déterminé sa vie, c’est une trahison et une blessure qui ne cicatrisera jamais. « On ne meurt pas de sa maladie, on meurt de toute sa vie. » La phrase est de Péguy et, en 1950, Kurt Wolff, codirecteur de Pantheon Books, la prononce à l’enterrement de Schiffrin. Elle vaut pour ce qui se passe en 1940.
L’exil, commencé en Normandie, se poursuit ici et là. L’éditeur, son épouse et leur fils André sont des fugitifs allant de lieu en lieu. Ils débarquent à Casablanca, alors que le protectorat français est sous le pouvoir de Vichy. La ville, telle qu’on la voit dans le fameux film de Michaël Curtiz, avec Humphrey Bogart et Ingrid Bergman, est remplie de réfugiés qui cherchent à atteindre les États-Unis.
Schiffrin est sans argent, désespéré et dans une solitude immense. L’auteur des Faux-monnayeurs, comme Martin du Gard, autre ami de l’exilé, ne prennent pas la mesure de l’occupation nazie et des effets qu’elle produit. Ils s’en rendront compte, assez tard. Ou trop tard pour vraiment l’aider.
Quand enfin Schiffrin quitte le Maroc, après l’Europe, c’est pour toujours. Il est sans contacts amicaux, sans grandes ressources, et reste un apatride. Il s’en ouvre à Gide : « Moi, triste, triste à crever. Je ne sais plus rire, et si, parfois, il m’arrive de le faire, je m’arrête brusquement, comme quelqu’un qui, étant en grand deuil, se dirait : comment, je ris déjà ? »
Expansion culturelle et nostalgie
La guerre finie, il rêvera encore de revenir en France, d’ouvrir une librairie à Nice, mais ce sera impossible : « Rien n’est plus dur que d’être orphelin du temps », écrit Vassili Grossman. Tout a repris son cours, des jeunes sont arrivés aux commandes chez Gallimard, la Pléiade continue d’exister et lui ne peut en être. C’est tout juste si on lui a versé les droits d’auteur auxquels il avait droit.
L’amitié de Gide n’aura jamais cessé, et Schiffrin, éditeur aux États-Unis des Interviews imaginaires, le sait. Une amitié paradoxale si l’on y pense, et si l’on lit les quelques pages que Gide écrit en 1931 dans son Journal, sur les Juifs. Il les essentialise, dit sa méfiance ou son mépris, s’appuyant, pour ce faire, sur des auteurs mineurs.
Schiffrin s’en ouvre auprès de lui sur le tard, lui rappelle Montaigne (dont la mère descendait de Juifs espagnols convertis), Proust, Heine ou Mandelstam. Gide s’en expliquera en 1948. Le crime nazi a donné une nouvelle dimension à l’antisémitisme, et l’écrivain, lecteur de Sartre, voit chez les Juifs des traits qu’ils ont été « contraints d’acquérir ». Le malaise de Schiffrin restera : son vieil ami n’a pu se défaire de cette idée d’une « différence » qui ferait la « question juive ».
Le livre d’Amos Reichman raconte aussi la carrière américaine de Schiffrin. Ce n’est pas rien : il travaille avec Kurt Wolff, une sorte de double ou de jumeau, éditeur de Kafka en sa jeunesse allemande. Il rencontre et édite des auteurs français et européens de renom, comme Bernanos ou les frères Grimm, dont les contes, en anglais, sont un énorme succès.
Il entretient des relations avec le Brésil, l’Argentine, et il est au centre de l’expansion artistique et intellectuelle. Mais la blessure demeure, qui s’appelle nostalgie. La maladie des poumons, qui n’a cessé de le faire souffrir, fait le reste. La « parenthèse douloureuse » de l’exil ne s’est jamais refermée.
N. C.
Jacques Schiffrin. Un éditeur en exil, Amos Reichman, « Librairie du XXIe siècle », Seuil, 288 p., 22 €.