Un roman à faire tourner les tables
LECTURE ACCOMPAGNÉE. La Capucine de Marie Desplechin peut s’inscrire dans l’axe « Regarder le monde, inventer des mondes », dans la partie « La fiction pour interroger le réel ». Son personnage de Louise, treize ans, éclaire sur cette fin de siècle où les femmes sont toujours considérées comme mineures et prépare les quatrième aux grands romans du XIXe abordés en seconde.
Par Antony Soron, I Sorbonne Université
En France, deux années marquent la fin du XIXe siècle : 1871, où se déroulent les soixante-douze jours de la Commune de Paris, et 1885, le 22 mai, où le « mage » Victor Hugo, porte-voix des « Misérables » et des gargouilles de Notre-Dame, cesse de faire tourner les tables. Marie Desplechin aime les combattantes, et l’héroïne de sa Capucine, Louise, treize ans, qui tranche par sa taille, sa coiffure de « scarole » et son appétit de vie, naît en cette fin de siècle où les femmes sont toujours considérées comme « mineures ».
L’auteure de La Capucine (2020), Satin grenadine (2004) et Séraphine (2005) réussit à s’inscrire dans un cadre historique sans surexpliciter les évènements. L’action du troisième tome de sa trilogie, « Les filles du siècle », se passe une grosse décennie après la Commune et peu de temps après qu’Hugo a « cassé sa pipe ». Si « le ventre de Paris » grouille de vie et d’odeurs, la capitale n’en a pas fini avec ses fantômes. Le roman de Marie Desplechin ricoche ainsi sur des fragments de l’histoire récente, tout autant que sur les grands récits produits aux heures fastes de la presse et du roman-feuilleton. L’écrivaine ne cache d’ailleurs ni ses influences ni ses intentions :
« Je sais beaucoup de choses sur les années 1870-1914. J’ai travaillé, quand j’avais une trentaine d’années, à des livres documentaires sur cette époque, sur la peinture, le cinéma, les modes de vie, l’économie. J’ai lu, comme beaucoup d’entre nous, les œuvres des romanciers, qui sont exceptionnellement riches, descriptives et ambitieuses. »
Une tension entre réel et fantastique
Au premier abord, La Capucine semble pleinement adopter une écriture réaliste. En effet, au travers des yeux de Louise, le lecteur découvre des paysages bien loin de ceux qui caractérisent la région parisienne d’aujourd’hui :
« Nous allions donc en dormant, menés par ce brave Bonasson qui n’a pas besoin qu’on le commande. Il connaît son chemin par cœur. C’est pour ainsi dire tout droit. Le pont sur le canal, la rue d’Allemagne, Pantin, la zone, les fortifs de Paris. Nous avons rejoint le défilé des tombereaux, de plus en plus nombreux à mesure qu’on approchait. Les sabots des chevaux tapaient le pavé et ça roupillait ferme sur les charrettes (p. 19). »
Cette inscription du destin de Louise dans la réalité de son temps, renforcée par maints détails descriptifs liés à sa curiosité de la vie parisienne, ne saurait masquer une tension du roman entre réel et fantastique. En effet, celle qui a sauvé sa mère, Clémence, en la faisant accoucher, en lui trouvant du travail et en élevant sa fille, est dotée d’un pouvoir occulte qui explique qu’elle ait été rejetée, telle une « sorcière », de son village d’origine. Bernadette semble bel et bien avoir des visions de l’au-delà. D’ailleurs, le fantôme qui la fréquente le plus assidûment n’est autre que celui Victor Hugo. Par le hasard des rencontres, cette cuisinière hors pair, va être appréciée également pour ses talents de « spirite ».
« – Félicien, mon bon Félicien, qui est cette femme ?
– Madame, je la connais en tant que cuisinière, et de ce matin… J’ignorais qu’elle était aussi sorcière.
– Ne dites pas sorcière, Félicien ! C’est fini, les sorcières. Elle sera spirite, sûrement. Ma brave femme, voyez-vous les morts ?
– Plus souvent qu’à mon tour, hélas !, a soupiré Bernadette. Je ne les appelle pas, c’est eux qui se montrent à moi. Croyez-moi, ce n’est pas pour mon plaisir. Je m’en passerais bien, si je le pouvais.
La dame a alors poussé un soupir, dont je ne saurais dire s’il était de peur ou de plaisir.
– Je ne suis pas étonnée. Je le sentais. Il y a dans cet hôtel quelque chose d’obscur qui vous oppresse… (p. 61). »
Le roman de Marie Desplechin peut s’inscrire dans l’axe d’étude « Regarder le monde, inventer des mondes » dans la section « La fiction pour interroger le réel ». Il s’apparente en effet à un « texte narratif relevant de l’esthétique réaliste » et renouvelant, pour les jeunes lecteurs « les ambitions du XIXe en matière de représentation de la société ». Il y trouve sa place d’autant plus légitimement que, par ses écarts vers le récit fantastique, il parvient à « interroger le statut et les limites du réel ». Enfin, il recoupe « la programmation annuelle en histoire » (thème 3 : Société, culture et politique dans la France du XIXe). De ce point de vue, on se montrera particulièrement attentifs au titre même du roman, qui, comme on le comprendra à la lecture, fait référence à une célèbre chanson populaire, « Dansons la Capucine, y a plus de pain chez nous, y en a chez la voisine, mais ce n’est pas pour nous » (p. 184) :
« Ce genre de chanson que les pauvres chantent aux révolutions quand ils coupent la tête aux rentiers composé par le même auteur que celui du « Temps des Cerises », qui [comme on le sait] est la chanson de la Commune » (p. 185).
Un roman au carrefour des littératures du siècle
En classe de quatrième, les élèves lecteurs de grands romans du XIXe restent rares. Aussi, il importe, en vue du programme de seconde et du thème « Le roman et le récit du XVIIIe siècle au XXIe siècle », qu’ils soient préparés progressivement à ce type de lecture, par le biais de récits longs (220 pages), adoptant le modèle réaliste, mais accessible lexicalement et syntaxiquement pour un lecteur de niveau intermédiaire, avec un accompagnement en classe. L’exigence des programmes de lycée tient aussi à l’attention portée à l’histoire littéraire. Or, La Capucine croise l’histoire des genres littéraires de façon habilement détournée. L’immersion dans le paysage des Halles fait naturellement penser au Ventre de Paris d’Émile Zola, tandis que la référence non seulement à Victor Hugo mais à ses œuvres comme Notre-Dame de Paris, reste omniprésente. En outre, Louise rencontre inopinément le dramaturge Alexandre Dumas dont elle observe une étrange similitude capillaire avec elle :
« – Savez-vous, ai-je demandé, qu’à Bobigny où je vivais, on m’appelait la Scarole ?
– C’est bien trouvé. C’est en raison de tes cheveux, sûrement, qui sont crêpelés et qui bouclent. Ils me font penser, en beaucoup plus jolis, à ceux d’Alexandre, un ami de ma mère.
– Vous voulez dire le dramaturge Alexandre Dumas, qui est célèbre et Africain ? (p. 181) »
Marie Desplechin prend ses jeunes lecteurs au sérieux. Elle ne cultive pas l’art de l’invraisemblance et le trop plein d’actions romanesques. Elle les invite à « s’interroger sur la manière dont les personnages sont dessinés et sur leur rôle dans la peinture de la réalité ». Atypique et attachante, pleine d’humour et de curiosité, Louise n’a-t-elle pas quelque chose du « bon sauvage » loué par les philosophes des Lumières ? Le portrait de femmes (Louise, Clémence, Bernadette) que nous offre l’autrice n’en est que plus lumineux, laissant tout loisir aux lecteurs les plus émus de prolonger l’expérience en s’ouvrant aux deux autres tomes antérieurs de la trilogie.
Un roman atypique
La Capucine doit être considéré comme un roman atypique dans le champ de la littérature de jeunesse. D’un certain point de vue, l’intrigue peut se montrer déceptive au sens où l’héroïne n’embrasse ni la mode des tables tournantes ni les idéaux révolutionnaires des Communards. Toutefois, l’attachement de Louise à « cultiver son jardin » et sa détermination à tracer sa route ne la dotent pas moins d’une vraie personnalité romanesque, à la manière des personnages de George Sand. Ce qui ne relève pas que d’un heureux hasard à bien entendre Marie Desplechin :
« Oui, le XIXe siècle, c’est aussi l’époque où les classes sociales, si elles sont souvent exploitées les unes par les autres, voisinent volontiers et tissent des alliances en travaillant côte à côte et en vivant sous le même toit. « Autant je suis d’un féminisme sans faille sur toutes les questions de droits, de salaires, d’égalité des chances, d’études, autant ça m’aurait plu d’être une maîtresse de maison bourgeoise, à la tête de cette petite entreprise familiale dont la gestion est un boulot énorme et représente une vraie fonction économique ! Voilà : j’aurais aimé être George Sand à Nohant » (p. 42).
A. S.
Marie Desplechin, La Capucine (Les filles du siècle), l’école des loisirs, 2020.
Ressources :
Sur l’autrice :
https://www.ecoledesloisirs.fr/sites/default/files/auteurs_pdf/desp.pdf
Sur sa trilogie :
https://media.ecoledesloisirs.fr/fichiers/DESPLECHIN%20-%20Satin%20grenadine.pdf