« 200 mètres », d’Ameen Nayfeh. L’odyssée d’un père au-delà des frontières
Dire que les Palestiniens de Cisjordanie en ont plein le dos des contraintes qui leur sont imposées quotidiennement pour circuler et se rendre au travail n’est pas qu’une métaphore, encore moins un euphémisme pour Mustafa (Ali Suliman).
L’homme, ouvrier du bâtiment, souffre d’une affreuse douleur lombaire que son épouse Salwa s’efforce de soulager quand ils peuvent se retrouver après avoir franchi les 200 mètres séparant leurs domiciles respectifs. Mustafa et sa vieille mère d’un côté (palestinien), Salwa et leurs jeunes enfants de l’autre (israélien), les uns et les autres vivent de part et d’autre du Mur construit par l’État d’Israël depuis 2002.
Le soir, la famille converse au téléphone et s’adresse de tendres signaux lumineux ; le jour, Mustafa, dûment muni de son titre de travail temporaire, traverse la « frontière » pour se rendre sur des chantiers de construction situés « à l’intérieur » d’Israël. Un problème de papier lui en interdit un jour l’accès, alors même qu’il apprend que son fils a été hospitalisé suite à un grave accident. Dans l’urgence, le père contacte un passeur et entreprend de jouer les saute-frontière pour rejoindre le chevet de son enfant…
200 kilomètres !
D’une situation éminemment complexe tant du point de vue moral, psychologique, administratif, culturel, politique que géographique, le cinéaste palestinien Ameen Nayfeh, né en Cisjordanie en 1988, réalise une première œuvre dont la clarté tire bon profit de quelques simplifications dramaturgiques. Sans excès de didactisme, la première partie du récit s’attache à peindre le quotidien de Mustafa et des siens. Elle en souligne la difficile organisation en même temps que la capacité des adultes à s’adapter, à croître ensemble dans un mélange de patience, d’amour et d’humour afin d’obéir aux règles et de résister à l’humiliation ordinaire. Afin de se préserver des tourments et des blessures d’amour propre dont le refoulé passe néanmoins par le corps meurtri du père et la chair contusionnée du fils (pour cause de bagarres à l’école). La fiction, qui interroge également la responsabilité palestinienne des pères à l’égard des générations futures, se noue autour de l’accident du fils et fait prendre à la chronique familiale la direction du road-movie avec embardées vers le thriller.
L’angoisse du père, hissée à l’universel du peuple palestinien, devient le moteur de l’action. Dans le minibus, où il a pour voisinage un petit échantillon de personnages chargés d’éclairer la réalité conflictuelle de la narration (y compris par le biais d’une prétendue documentariste germano-palestinienne, caution morale des intentions du réalisateur), Mustafa comprend vite qu’il est l’otage d’une situation qui lui échappe complètement. Pressé, il tente d’imposer son rythme au dispositif (de mise en scène), mais doit se résoudre à en accepter la lenteur et les imprévus. La haute présence du Mur à franchir pèse sur les relations et constitue une montagne d’empêchements qui pousse les personnages les uns contre les autres. Le trajet s’allonge à mesure que la tension monte à l’intérieur du véhicule et que les repères s’effacent. Le danger, longtemps tenu dans le hors-champ des images, impose sa trajectoire et la distance parcourue. Absurde. Quelque 200 kilomètres pour se retrouver de l’autre côté du Mur situé à un jet de pierre de chez Mustafa…
Les précautions qu’il faut prendre pour le passage des checkpoints redistribuent les rôles où chacun doit contrefaire son personnage pour tromper la vigilance des soldats israéliens et assurer la sécurité du groupe. Longer le Mur plonge le film dans une atmosphère hostile et les protagonistes dans une zone floue, incertaine, surréelle de « non-droit ». Les panneaux de signalisation routière égrènent des noms bibliques (Jérusalem, Jéricho…) qui semblent n’annoncer aucun salut. Le paysage nu, désertique, trahit la folie initiatique de cette « odyssée d’un père au-delà des frontières », selon la promesse formulée par le sous-titre du film. Chaque arrêt du véhicule relève d’un enjeu de survie et de mise en scène que le réalisateur soumet à la patience de ses personnages qui, après avoir s’être retrouvés littéralement au pied du Mur (défendu par des bandes de passeurs palestiniens qui en exploitent chaque parcelle), trouvent enfin la faille… Sans chercher, au fond, à repousser les lignes, comme le montre le sort final de Mustafa et de sa famille, 200 mètres permet de mesurer la distance élastique de l’absurde et du drame de l’oppression au quotidien, obstacle incompressible et route sans fin conduisant au rapprochement des groupes désunis.
Philippe Leclercq