« Sur le bout de la langue », de Bertrand Périer : une déclaration d’amour aux mots
Connaissez-vous le sens des mots « vulnéraire », « agélaste » ou encore « hyalin » ? Pour le découvrir, reportez-vous à la page 13 du livre de Bertrand Périer, Sur le bout de la langue. Cet avocat et écrivain, donc doublement amoureux du langage, n’y évoque qu’exceptionnellement ces mots rares et précieux. Il veut montrer, au contraire, comment ceux que l’on utilise le plus fréquemment au quotidien gagnent à être les plus justes possibles, tant par plaisir que par souci d’efficacité.
Désireux de transmettre sa passion au plus grand nombre, cet admirateur de Raymond Devos et Fabrice Luchini avait déjà fait l’éloge de l’éloquence dans La parole est un sport de combat (Lattès, 2017) ; professeur d’art oratoire à Sciences Po et HEC, il a collaboré au film À voix haute et forme les participants au programme Eloquentia, qui désigne chaque année le meilleur jeune orateur de différents départements.
Dans son dernier ouvrage, il expose son « plaisir du mot juste » dans huit domaines qui lui sont chers : la loi, la gastronomie, la religion, la jeunesse, la politique, le sport, la musique et… l’amour. Et pour inciter son lecteur à partager ce plaisir, il lui propose, à la fin de chaque chapitre, de jouer avec les mots.
Mais, avant de devenir un plaisir, la quête du mot juste peut susciter un certain effroi : comment le dénicher parmi les quelque soixante mille mots que compte la langue française, sachant que nous n’en connaissons à peu près que cinq mille et n’en utilisons guère plus de mille à deux mille par jour ? C’est avec la curiosité et la foi d’un explorateur de terres vierges, que nous finirons peu à peu par le débusquer.
Le mot juste à valeur documentaire
Le mot juste revêt parfois une valeur documentaire, dans la mesure où il nous apprend des sens méconnus en raison de leur spécialisation. C’est notamment le cas dans le domaine juridique, où l’auteur exerce son activité d’avocat et sait donc que « les mots font la loi ». Ainsi, en répondant à un juge : « Monsieur le président, je suis corps présent », un avocat veut dire que son client est dans la salle et qu’il est alors obligé de plaider. L’expression « la foi du Palais » ne suggère rien de religieux, mais désigne « la confiance réciproque qui permet aux avocats et aux magistrats d’échanger des confidences sous le sceau d’un secret », le plus souvent à la « buvette du Palais ». Mais si un avocat veut « lever la grosse », il ne doit pas pour autant être accusé de sexisme : il va simplement demander la copie officielle d’un jugement.
Hors du domaine juridique, Bertrand Périer révèle aussi d’autres particularités lexicales. On apprend, par exemple, que les bouchers, les forts des Halles, parlaient un argot savoureux où la première lettre d’un mot, remplacée par un « l », était reportée à la fin de ce mot et suivie d’une terminaison librement choisie, « boucher » devenant ainsi « louchebem ». Plus connus sont les mots nouveaux que les réseaux sociaux ont fait apparaître, tels « hashtag », « like », « followers », qui font désormais partie du langage courant ; mais tout le monde ne saisit pas nécessairement le sens d’expressions comme « on se DM » ou « détagge-toi si tu veux » !
Quand le mot juste prête à sourire…
De telles expressions prêtent à sourire : c’est alors que le mot prétendument juste dérape. Ainsi, le jargon des « gens de robe » tourne parfois à un pédant galimatias truffé d’expressions latines qui évoquent les médecins de Molière. On peut certes railler les termes anglo-saxons de l’informatique, mais ne trouve-t-on pas quelque peu barbare le mot français « nomophobie » pour désigner « l’angoisse d’être séparé de son téléphone portable » ?
C’est dans le domaine de la gastronomie que Bertrand Périer trouve le plus à sourire. Par exemple, un restaurateur croit judicieux de se vanter d’une cuisine « au goût du jour », mais l’expression reste troublante : « si la cuisine est au goût de la veille, c’est qu’elle est périmée, si elle est au goût du lendemain, c’est qu’elle est surgelée ». De même, l’auteur moque la prolifération, pour paraître dans le vent, du terme « revisité », qui lui fait dire : « J’ai tendance à ne pas visiter les chefs qui revisitent. »
La dérobade des mots
Le sourire peut aussi se teinter d’inquiétude lorsque les mots ou expressions qui se veulent justes entretiennent en réalité un mystère qu’on aimerait dévoiler. Ainsi, en matière de religion, Bertrand Périer déplore qu’on ne lui ait jamais expliqué, quand on lui faisait réciter ses prières, des expressions du Credo telles que « engendré non pas créé » ou « communion des saints ».
On dissimule ce qui importe, comme le fait si volontiers la langue de bois. On ne compte plus les célèbres « éléments de langage » des politiques. Les sportifs aussi s’expriment par des formules toutes faites et vides de sens : « On prend match après match », « il faut se recentrer sur nos fondamentaux ». Le discours amoureux n’échappe pas, de nos jours, à cette dérobade des mots. Au lieu de savourer les infimes nuances du langage sentimental, « on se rencontre sous pseudo, on se drague par photos, on s’aguiche sans les mots ».
L’auteur souligne, à ce propos, sa détestation du mot « drague », qui sent le « bar miteux », l’« insistance poussive », alors que des mots plus justes, comme « séduction » ou « cour » suggéreraient un comportement plus appréciable… et apprécié. Mais nos contemporains ne masquent-ils pas, sous ce lexique « au rabais », la peur qui les envahit dès lors qu’il s’agit de parler d’amour, au point d’en devenir des « analphabètes des sentiments » ? On mesure donc ce que dit de nous tout écart du mot juste.
Emerveillements
En revanche, son emploi procure nombre de satisfactions linguistiques et substantielles, c’est en quoi il est admirable.
Jouissance de la langue
Bertrand Périer fait souvent part de son émerveillement devant la variété et la richesse du vocabulaire, et plus encore lorsqu’il est imagé.
En matière de gastronomie, il évoque des mots qui revêtent un sens différent de celui qu’ils ont par ailleurs, comme les ustensiles de cuisine (« mandoline », « salamandre », « sautoir », « chinois », « maryse », « douilles ») ou les techniques (« réduire », « réserver », « détendre », « blanchir », « déglacer », « faire revenir », « saisir »).
Dans le sport, bien que l’auteur avoue ne rien connaître au rugby, il en apprécie cependant les expressions imagées (« la cocotte qui progresse, le cadrage-débordement ») et, surtout, le « haka », la danse traditionnelle des équipes océaniennes, ponctuée de cris étranges destinés à impressionner l’adversaire. Chez les cyclistes, l’expression « se mettre en danseuse », dans une forte pente, « fait entrer l’art délicat des petits rats et des étoiles de ballet dans le monde âpre du vélo ». En musique, certains termes spécialisés, souvent d’origine italienne, n’en sont pas moins évocateurs, comme l’« appogiature », dont la sonorité même suggère « un ornement, un son inattendu », ou le « Tempo Rubato » (littéralement, le « temps volé »), qui traduit de manière romantique une liberté prise par l’interprète. Mais des mots tout simples peuvent aussi se révéler magiques, telle l’« âme » qui fait vibrer le violon ou la « modulation », terme situé « au confluent de la parole et de la musique ».
Epanouissement de la vie
Outre cette jouissance esthétique, employer le mot juste peut nous inciter à mieux vivre. Dans la vie sociale, Bertrand Périer aime le mot « engagement », dans la mesure où il est véritablement altruiste : on met sa sincérité « en gage » (de préférence par l’action, car parfois, surtout en politique, « le langage ment »).
Dans la vie amoureuse, comme dans bien d’autres domaines, l’auteur prône un retour à des mots simples, voir banals, mais authentiques, comme « complicité », se comprendre et partager sans nécessairement le montrer. Ce mot-là, il le préfère à celui de « possession », qui implique une véritable détention, symbolisée par la triste vogue des cadenas.
Et si, au fond, les mots n’accordaient pas autant, sinon plus, de plaisirs que les corps ? Un « fantasme », cette « cavalcade infinie de l’imagination », n’est-il pas préférable à sa réalisation, qui va le réduire « dans les limites inévitablement décevantes du possible » ? Bref, Camus l’a dit : « Mal nommer les choses, c’est ajouter au malheur du monde. »
Efforçons-nous donc d’employer les bons mots en méditant les conseils de Bertrand Périer, en pratiquant les jeux qu’il propose (organiser de faux procès pour mieux argumenter, savoir adapter sa parole à des personnes d’âges différents, commenter son quotidien comme si s’agissait d’une rencontre sportive…) et, surtout, en lisant. Sans oublier de garder à portée de main un dictionnaire, « le plus beau mot de la langue française […] car il contient tous les autres ! »
Alain Beretta
• Bertrand Périer, « Sur le bout de la langue », JC Lattès, 2019, 220 p.