« Dans un jardin qu’on dirait éternel », de Tatsushi Omori
Au cours de la scène inaugurale de Dans un jardin qu’on dirait éternel, l’héroïne, Noriko, raconte être allée voir La Strada (1954) au cinéma avec ses parents, quand elle était enfant, et n’en avoir pas compris la portée. Faisant plus tard l’effort de le revoir, précise-t-elle ensuite, le film lui est alors apparu dans toute sa splendeur mélodramatique. En plus de l’hommage rendu au Maestro, cette anecdote, posée à l’orée du récit, annonce le long parcours initiatique qui attend Noriko, comme autrefois Zampano, le forain ambulant de Fellini, dans sa perception de l’existence.
L’art gestuel du thé
Vivant chez ses parents à Yokohama, Noriko est une étudiante sérieuse, entièrement préoccupée par son avenir d’éditrice. Un jour, elle se laisse néanmoins distraire par sa cousine Michiko qui l’emmène dans la maison de Mme Takeda, grande prêtresse dans l’art de préparer et de servir le « matcha » (thé vert en poudre du Japon). D’abord intimidées par l’intimité spirituelle du lieu, les deux jeunes femmes sont rapidement fascinées par la personnalité de la vieille dame autant que par la cérémonie qui, leçon après leçon, leur offre de découvrir des trésors de raffinement. Élève assidue, et bientôt seule après le départ de Michiko, partie vivre à Tokyo, Noriko poursuit longtemps son apprentissage auprès de sa savante maîtresse, perfectionnant au fil des ans non tant sa pratique du thé que l’exercice de se bien connaître.
Dans un jardin qu’on dirait éternel, premier film de l’acteur et réalisateur japonais Tatsushi Omori distribué en France (sur la dizaine de longs-métrages dont il est l’auteur), nous convie à un superbe voyage immobile. L’essentiel de son action se déroule dans le huis-clos de la maison traditionnelle – avec jardin – de Mme Takeda (ultime et émouvante interprétation de Kirin Kiki, l’inoubliable actrice des Délices de Tokyo, de Naomi Kawase, en 2015, et d’Une affaire de famille, de Hirokazu Kore-eda, en 2018). L’atmosphère y est dense, suave, concentrée, faite entièrement de blocs d’attention tournée vers l’enseignante et ses gestes ancestraux qui ordonnent la mise en scène du film. Fluides et légers, les mouvements de caméra répondent à leur rythme, à leur souplesse, à leur petite chorégraphie ; l’élaboration des cadrages souligne leur rigueur ; les plans fixes, sensibles à la mélodie des bruits et des sons, observent leur durée et leur extrême délicatesse.
Cultiver son jardin
Au cœur du dispositif, Mme Takeda sert un art propice à susciter la curiosité, la soif d’apprendre, le désir de s’emplir de la richesse que chacun de ses gestes semble receler. Le précieux pliage de serviette, le touillage de l’épaisse mixture, ou le versement mat de l’eau chaude ou sonore de l’eau froide, tout entre en résonance avec la pensée et les sens. « Chaque jour est un bon jour », clament les idéogrammes d’un des rouleaux ornant les murs de la maison. Là, le temps s’écoule sans qu’on y pense, et paraît n’avoir aucune prise sur les individus. Loin du tumulte du dehors, Mme Takeda a fait le choix de la constance, cultivant avec un soin répété son art de vivre.
Guide spirituel dépositaire d’un antique savoir, Madame Takeda incarne l’esprit du lieu où tout n’est que largesse de vue et douceur d’âme. Sourcilleuse, elle dirige son cours avec bienveillance et sourire, la parole toujours ferme et rassurante, l’œil vigilant. L’amour de son art est sa maïeutique, qui infuse la pensée de son élève, lui donne peu à peu de goûter sans débordement la saveur du temps présent, et de celui qui défile, qui renouvèle les saisons et le jardin de Mme Takeda, petit théâtre d’une vie hors du temps qu’on dirait immuable.
La cérémonie du thé rencontre la quête de Noriko. Soumise à la rigueur de sa professeure, la jeune femme s’éveille progressivement à elle-même. Elle affûte sa sensibilité, développe l’acuité de son regard sur le monde et les choses simples qui l’entourent. Les gestes, toujours les mêmes, qu’elle observe et s’efforce de reproduire inlassablement, lui sont une méthode pour apprivoiser le temps qui passe, faire naître en elle un sentiment mêlé d’éternité et de finitude. C’est en s’oubliant, lui souffle son initiatrice, en oubliant les gestes que porte son corps pour n’être plus qu’un prolongement de lignes et de courbes, une forme graphique et vivante de chaque objet, que Noriko parviendra au sublime et trouvera ce qu’elle cherche en son propre jardin.
Philippe Leclercq