La Comédie continue ! « Mon alexandrin préféré », une réussite de programme éducatif

Parmi toutes les rubriques du programme La Comédie continue ! diffusé quotidiennement sur le site de la Comédie-Française, «  Mon alexandrin préféré » est l’une des plus appropriées au travail du professeur avec sa classe.
L’explication linéaire, l’explication d’un vers est un exercice central dans un cours de Français et chaque jour, à titre d’exemple, un comédien se prête à cet exercice, disant et expliquant son alexandrin préféré.

Ce n’est pas pour autant le concours du plus beau vers de la langue française. Pour un exercice de ce genre,le lecteur se reportera au poème célèbre de René de Obaldia, « Le plus beau vers de langue française », poème parodique du travail métrique et prosodique auquel on réduit trop souvent l’étude de la poésie. Ici, le vers est, certes, très souvent beau mais il est d’abord le préféré d’un comédien et sa beauté tient alors au fait qu’il exprime exactement la vérité du locuteur, poète ou personnage, et parfois l’émotion personnelle de l’acteur:
On retiendra de cette présentation que la beauté est plus qu’une affaire de sons harmonieux (le vers formel), plus qu’un sens admirable (le contenu sémantique du vers) mais la rencontre de ces deux critères dans une situation d’énonciation particulière (le contexte de sa profération pour celui qui l’énonce). L’alexandrin est beau de sa correspondance avec l’état mental de son énonciateur: une contrainte formelle, une technique qui s’abolit en tant qu’artifice pour n’être plus que l’essence d’une nature.
Pour ne s’en tenir qu’aux intervenants de la première semaine de La Comédie continue !, il faut revenir aux choix de Denis Podalydès, Elsa Lepoivre, Stéphane Varupenne, Véronique Vella, Alain Lenglet et Nicolas Lormeau, qui, tous, parleront à la mémoire des enseignants et leurs élèves :

« Le printemps adorable a perdu son odeur ! »
(Baudelaire, « Le goût du néant ».)

Tel est l’alexandrin préféré de Denis Podalydès évocateur d’un charme qui s’évanouit, d’une musicalité en [p] et [d], écho d’une perte, grâce fugitive rappelée, selon l’acteur, par la liaison même, toute en discrétion et subtilité : printemps [z]adorable. Tout , jusqu’au chiasme ador/ odeur traduit une inversion, un néant surgi à la place d’un bonheur.

« Je sentis tout mon corps et transir et brûler »
(Racine, Phèdre.)

Elsa Lepoivre aime cet alexandrin de Phèdre parce que, plus que d’autres pourtant plus célèbres de la pièce, celui-ci est porteur selon elle d’une sensualité tragique, l’alliance oxymoronique, « transir » , « brûler » du second hémistiche venant frapper d’un coup le corps de l’héroïne, détraquant soudainement sa personne passant de la maîtrise – « Je sentis tout mon corps » au désordre de la passion – « et transir et brûler » –, mélange de sensations concourant à la perte de soi.

 
« Fais tout haut l’orgueilleux et l’amer, mais tout bas
Dis moi tout simplement qu’elle ne t’aime pas. »
(Edmond Rostand, Cyrano de Bergerac.)

Stéphane Varupenne ne cache pas le caractère sentimental et personnel de son choix porté sur la réplique d’un personnage dont il avait endossé le rôle : celui de Lebret, l’ami sensible de Cyrano. Dans « Dis moi tout simplement qu’elle ne t’aime pas », c’est la simplicité même de cet alexandrin presque prosaïque qui émeut, parce qu’il est aveu de cet état que Cyrano se cache à lui-même : sa souffrance de ne pas être aimé. L’alexandrin est beau justement parce qu’il a renoncé ici à ses effets ostentatoires : il est comme Cyrano, revenu à son être intime.

 « Où suis-je ? Qu’ai-je fait ? Que dois-je faire encore ? »
(Racine, Andromaque.)

C’est cet alexandrin tiré du monologue d’Hermione à l’acte V que Véronique Vella distingue entre tous, pour trois raisons, dit-elle : d’abord parce que, selon elle, la beauté de ce vers tient à ce que l’alexandrin, la nécessité de parler pour un personnage de théâtre, l’empêche de laisser entendre sa confusion ou son désarroi par le silence même ou l’aphasie. Hermione parle alors que le trouble la paralyse. Elle parle et c’est ce vers qui dit son anéantissement. Ensuite parce que les « je » nécessairement prononcés dans l’alexandrin font de sa personne (je) un sujet détaché de lui, un être qui se regarde en perdition, l’équivalent d’un : où est ce moi que je ne suis plus ? Enfin, parce que l’alexandrin est quasi monosyllabique, symptôme d’un épuisement d’un personnage au comble de la douleur.

« La naissance n’est rien où la vertu n’est pas. »
(Molière, Dom Juan.)

Alain Lenglet crée la surprise en dégageant un alexandrin, de surcroÎt son préféré, dans un texte en prose, le Dom Juan de Molière. Cette phrase est prononcée par Dom Louis, père de Dom Juan à son fils qui brave toute morale. Or cette phrase est un alexandrin, parfait dans sa symétrie rigoureuse. La pensée, surtout la pensée sentencieuse, tire souvent sa force d’une étonnante tendance à s’exprimer en alexandrin. Ce qui a valeur de loi ou de vérité aime cette forme poétique lapidaire.

« – Pourquoi donc étiez-vous, comme eût été Dieu même,
Si terrible est si grand ?
– Parce que je vous aime ! »
(Hugo, Ruy Blas.)

Telle est la réponse de Ruy Blas à la Reine après que celle-ci a épié Ruy Blas, bravant les courtisans, sauvant l’honneur du royaume. Tout cela, toute cette bravoure politique, pour un aveu d’amour : « Parce que je vous aime ! » Nicolas Lormeau s’émerveille dans cet alexandrin du jeu des hémistiches, des déséquilibres et des effets de rupture. Victor Hugo aime, on le sait, à disloquer « ce grand niais d’alexandrin » (Les Contemplations) et Nicolas Lormeau savoure cette surprise, cet effet d’inattendu de la réponse de Ruy Blas : loin de la grandeur divine, le sublime de ce qu’on ne dit pas aisément, encore moins à une reine : « je vous aime ».
« Mon alexandrin préféré » est une chronique qui, on le voit, permet à un professeur de donner un peu de profondeur didactique à des choix d’acteurs, provenant de goûts et d’expériences personnelles. La rubrique peut parfaitement se transporter dans le cadre actuel de l’école à la maison en invitant les élèves à rechercher dans les textes poétiques étudiés durant l’année leur vers préféré et leur demander de justifier leur choix.
Rien de mieux pour préparer l’explication linéaire, rien de mieux que cette rubrique pour faire sentir combien chacun de nous peut être lié intimement à un vers, un poème ou une tirade.

Pascal Caglar

Pour aller plus loin :
Voici les derniers alexandrins préférés de comédiens qui tous ont une histoire personnelle, émouvante ou amusante, avec ces vers, et que l’on peut entendre ici :
Jennifer Decker :

« Il vaudrait mieux pour vous aller au tigre même
Arracher ses petits qu’à moi celui que j’aime. »
(Dona Sol dans Hernani de Victor Hugo.)

Clément Bresson :

« Car le feu qui me brûle est celui qui m’éclaire »
(La Boétie, sonnet.)

Benjamin Laverhne :

« Hé bien, connais donc Phèdre et toute sa fureur. J’aime. »
(Racine, Phèdre.)

• Émission à retrouver tous les jours à 18 h sur la Comédie continue !
Comédie-Française : Mon alexandrin préféré

Pascal Caglar
Pascal Caglar

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