« Phèdre », de Racine, mise en scène Brigitte Jacques-Wajeman
La Phèdre de Brigitte Jacques-Wajeman donne l’occasion de faire l’expérience instantanée, brutale, totale, de l’univers de la tragédie racinienne, avec son atmosphère oppressante, étouffante, asphyxiante, ses personnages en proie au désordre, à la catastrophe, dans une langue poétique et pourtant transgressive, sublime et pourtant violente. Cette plongée dans la fureur des passions est un voyage nécessaire et salutaire.
L’école nous apprend les règles de la tragédie, la bienséance notamment, mais la force de cette mise en scène est de révéler l’inouï des pensées, l’indécence des imaginations, la monstruosité des inconscients. Les personnages vacillent, tantôt maîtres de leur image, tantôt inconnus à eux-mêmes et aux autres. C’est Phèdre qui se perd, s’abandonne à l’expression hallucinée de son désir puis se ressaisit, se rationalise ; c’est Thésée si redoutable à son retour et bientôt anéanti par sa puissance ; c’est le sauvage Hippolyte, découvrant avec effroi une sauvagerie plus grande encore. Et dans ce passage permanent du contrôlé à l’incontrôlable, du mesuré au monstrueux, le jeu des acteurs, faisant la part belle à la démonstration corporelle des passions, illumine les vers de Racine, qui, accompagnés de gestes et attitudes pulsionnels, révèlent mieux encore la violence libérée des êtres passionnés.
Sur scène, point de pittoresque: un décor minimal, des panneaux rouge feu, un sol de gravillons noir, un siège, aux fonctions multiples, un thème musical accompagnant les moments de tension dramatique, et cette distribution si bien faite où chaque voix, chaque gestuelle, si appropriées à chacun des personnages met tour à tour à l’honneur Phèdre, Œnone, Hippolyte, Aricie, Thésée, Théramène.
Ce partage de la scène qui entraîne le spectateur dans une cohabitation émotionnelle parfois gênante avec les personnages (notamment avec Phèdre) est aussi partage d’un autre amour, plus classique, plus consensuel, celui de la langue poétique de Racine. Toutes les grandes tirades, si connues de la pièce et consacrées par la tradition, sont interprétées avec une justesse qui les fait redécouvrir avec plaisir et surprise, à commencer par l’aveu de Phèdre et le récit de Théramène. L’alexandrin est toujours une source d’étonnement lorsque, malgré les contraintes de la métrique, il se révèle d’une souplesse et d’une virtualité expressive insoupçonnée.
Ce n’est pas rien que d’entrer dans la langue classique et dans un univers tragique. Brigitte Jacques-Wajeman prend le pari que ces textes n’en finissent pas de nous rencontrer. Son parti-pris de travailler sur le désir féminin, honteux et éclatant, participe d’une actualité qu’il est bon de mettre en regard de figures mythiques telles que Phèdre.
Pascal Caglar
• À Paris : « Phèdre », mise en scène Brigitte Jaques-Wajeman. Avec Pascal Bekkar, Pauline Bolcato, Raphaèle Bouchard, Sophie Daull, Lucie Digout, Kenza Lagnaoui, Raphaël Naasz, Bertrand Pazos, au Théâtre des Abbesses, du 8 au 25 janvier.
En province : Théâtre de la Renaissance (Oullins-Lyon), Théâtre Sorano (Toulouse).
• Racine dans « l’École des lettres ».