« Nos défaites », de Jean-Gabriel Périot. Cinéma et politique à l’école
Quand Le Luxy, le cinéma « Art et Essai » d’Ivry-sur-Seine (Val-de-Marne), lui propose de « venir faire un film avec la classe de 1re option cinéma-audiovisuel du lycée Romain-Rolland [durant l’année scolaire 2017-2018] », le réalisateur Jean-Gabriel Périot est surpris, intrigué. Il trouve l’idée « singulière ».
Car il ne s’agit pas de tourner une œuvre collective ni d’aider des lycéens à réaliser leur propre film, mais bien d’élaborer un film « avec » eux, et de faire d’eux les « acteurs » du projet (pédagogique) dont Périot serait le réalisateur.
À la fois placés devant et derrière la caméra, les élèves seraient ainsi situés durant leur année scolaire au cœur du processus de création, tant technique qu’artistique et intellectuel, de l’objet filmique.
Les élèves confrontés à l’inconnu
Périot, auteur de nombreux documentaires souvent engagés (Une jeunesse allemande, 2015) et d’un unique film de fiction (Lumières d’été, 2017), conçoit alors le projet comme un laboratoire, un espace d’expérimentation et de réflexion. Il envisage de confronter les élèves à l’inconnu, à une « matière » nouvelle à explorer : le cinéma politique des années post-68.
Après sélection avec eux de quelques séquences extraites de films tels qu’À bientôt, j’espère de Chris Marker et Mario Marret (1968), La Reprise du travail aux usines Wonder de Jacques Willemont (1968), Camarades de Marin Karmitz (1969) ou La Salamandre d’Alain Tanner (1970), il leur demande d’en apprendre le texte, de le rejouer et d’en filmer eux-mêmes les scènes. À la suite de quoi, il les interroge face caméra sur le contenu idéologique de leurs remakes, avant de leur adresser des questions plus générales, à la fois simples et complexes, comme « C’est quoi la révolution ? », « La grève ? », « Un syndicat ? », etc.
Enjeux politiques mal perçus
Le dispositif de Nos défaites est simple. Il fonctionne comme un miroir, ou plutôt un rétroviseur qui, en donnant à réentendre les mots de l’ancienne jeunesse très politisée de la fin des années 1960, nous offre d’observer quelques adolescents d’aujourd’hui.
Un premier constat s’impose : les lycéens sont de bons acteurs, livrant par là une excellente illustration du Paradoxe sur le comédien de Denis Diderot. Ils miment, jouent, disent leurs textes avec brio et aisance, mais n’y « sont » jamais vraiment. Et confèrent ainsi aux scènes et aux mots, pourtant bien ancrés dans le réel, une sonorité presque abstraite (comme désincarnée, proche cependant de celle désabusée de l’époque post-soixante-huitarde), qui nous oblige à les écouter.
Voix, inflexions, rythmes, regards, tension, prise de son mono, format et grain de l’image, couleurs désaturées, noir et blanc parfois, l’effet « rétro » est saisissant. Et tout aussi saisissant, le retour des élèves sur chaque scène rejouée. Où ceux-là, qui en étaient pourtant de bons interprètes, « sèchent » littéralement face aux questions posées par le réalisateur (off). Révélant parfois même une méconnaissance totale des enjeux politiques de la saynète et de la signification de leur texte.
Question d’époque, de génération, de préoccupations, sans doute. De milieu ? L’on pourra, bien sûr, arguer du faible échantillonnage des élèves interrogés, modestement représentatifs de leur groupe. Mais, à l’exception du seul Ghaïs, on est surpris de leur absence de conscience politique, de leur faible esprit critique voire pour certains d’une incompréhension ou d’une indifférence (comme un refus ? un refuge ?) face à la chose publique, mais également de leur difficulté à formuler leurs idées.
Lien rompu entre générations
Ces hésitations nous sont directement adressées. Elles disent une béance, un vide de la transmission des outils nécessaires à l’appréhension du monde social et humain. On est, en effet, stupéfaits à la fois par la facilité avec laquelle ces jeunes s’approprient un texte et leur incapacité à en faire les éléments d’un discours, à en recontextualiser les mots, à les appliquer à une actualité dont ils ne perçoivent pas les liens et rapports.
On pourra encore objecter que les questions, qui donnent une première image démunie de ces lycéens, étaient peu ou mal adaptées à leur jeune âge. Trop peu explicites, intimidantes. En tout cas, en décalage avec leurs centres d’intérêt. Anachroniques ? Qu’est-ce que le « socialisme », le « marxisme-léninisme » ou « l’embourgeoisement de la classe ouvrière » peuvent évoquer de précis ou de concret à un adolescent de 17 ans dans la France libérale d’aujourd’hui ?
Aucune perche ne leur est tendue non plus. Rien, aucune question qui leur est posée n’aborde les grands problèmes contemporains tels que l’écologie, le racisme, la religion, le terrorisme, l’immigration, la pauvreté, ou le féminisme (qui a pourtant connu un essor massif à la fin des années 1960). Malaise. L’on se dit que la première partie du film de Périot, tournée en fin d’année scolaire (mai-juin 2018), est passée à côté de son sujet.
L’action, stimulant de la réflexion
Et puis vient un second volet, en forme de long épilogue, initialement non prévu puisque tourné en décembre 2018, immédiatement après les incidents de Mantes-la-Jolie où des dizaines d’élèves du lycée Saint-Exupéry, mis à genoux dans la rue, les mains sur la tête, se virent rappeler à l’ordre par la police qui poussa le zèle jusqu’à filmer la scène (« Voilà une classe qui se tient sage »). Une humiliation qui tourna bientôt en boucle sur les réseaux sociaux et suscita l’émoi de l’opinion.
Parcours-sup faisait alors l’objet d’une vive contestation étudiante et lycéenne. Dans le même temps, à Romain-Rolland, un blocus était en place depuis quinze jours après que six élèves de l’établissement avaient fait l’objet d’un dépôt de plainte du rectorat de Créteil et d’une garde à vue de 36 heures suite au tag « Macron démission » découvert sur un mur du lycée.
Périot, revenu dans l’établissement s’enquérir du mouvement de protestation, tendit derechef son micro aux protagonistes de « son » film et permit d’en redessiner les contours. Les nouvelles questions qu’il leur adresse alors révèlent une prise de conscience, de position, comme une forme d’implication politique née d’une lutte inédite pour eux. Des mots, plus tôt utilisés dans l’année et dans le cadre de leur projet filmique, résonnent spontanément dans leur bouche, chargés cette fois de sens à leurs oreilles.
Face à la sévérité du pouvoir, perçue comme une violence et une injustice, faisant ainsi tomber les murs du lycée et poussant leurs occupants dans la rue, ces mots, qu’ils s’approprient pour en faire l’embryon engagé d’un discours, s’élèvent enfin. Un lien entre les générations d’hier et d’aujourd’hui se tisse à distance. Un élan s’amorce, guidé par une conscience citoyenne toute neuve, des idées à soutenir, des droits et libertés à défendre, des luttes à entreprendre.
Une jeunesse, née à elle-même dans la revendication et la résistance face à l’autorité, se dresse pour le combat, les batailles sociales à venir, afin de faire des défaites, démissions et oublis dont nous sommes comptables à son égard, de possibles victoires.
Philippe Leclercq