« Dilili à Paris », de Michel Ocelot
Les Trois Inventeurs, le premier court-métrage en 1979 de Michel Ocelot, futur « père » de Kirikou, brosse une histoire terrifiante. Au XVIIIe siècle, trois membres d’une même famille, passionnés de technologie, inventent d’étranges machines : un ballon dirigeable, une machine à coudre, un oiseau mécanique…
Incompris de tous, les trois originaux sont condamnés et exécutés. Le message est clair. Le progrès inquiète. Les forces conservatrices préfèrent le repli aux audaces de l’aventure humaine. Contre la bêtise obscurantiste, le cinéaste exalte l’esprit d’ouverture, le goût du nouveau, le plaisir du rêve. Contre la haine, il invite à la tolérance, à l’écoute et au respect d’autrui.
Son film (aujourd’hui visible sur Internet), modèle de créativité graphique à l’image des trouvailles de son trio d’inventeurs, apparaît comme un hommage rendu au génie humain et à sa capacité d’innover, de créer pour s’élever et avancer. Les grands hommes qui l’ont inspiré avaient pour noms Denis Papin, Antoine Lavoisier, les frères Robert, Barthélemy Thimonnier, Joseph-Marie Jacquard…
Le beau pour le bien
L’esprit des Lumières est au cœur de ce joli « petit » film, à voir comme la profession de foi de son auteur. Lequel a ensuite beaucoup voyagé à travers les époques et les continents : la savane africaine dans Kirikou et la sorcière (1998), le Japon d’Hokusai, l’Égypte ancienne, et même le futur des années 3000 dans Princes et princesses (2000), l’Orient et l’Occident du Moyen Âge dans Azur et Asmar (2006), le Tibet, les Antilles et la civilisation aztèque dans Les Contes de la nuit (2011).
Son imaginaire a pioché à l’universel des contes et légendes du monde entier. Soucieux de se renouveler lui-même, Ocelot a réécrit des histoires, imaginé des personnages, découvert des formes d’expression. Son dessin s’est doté d’élégantes figures géométriques ; ses à-plats se sont joué des ombres (chinoises) et de la lumière ; sa palette s’est gorgée d’intensité sirupeuse ; le rythme de ses couleurs pures a fait naître un charmant nuancier musical.
Ocelot est un passeur de formes et d’idées qui croit en la capacité de transmettre, d’éveiller à la fois les consciences et la sensibilité. Sans dessin fort, il n’est pas d’idées fortes à défendre, nous dit-il film après film. L’humaniste est d’abord un artiste, un esthète, un farouche défenseur du beau et des valeurs morales. Ses films dénoncent l’injustice et l’oppression, et font en même temps l’éloge du génie créateur comme en témoigne à nouveau et avec éclat son huitième long-métrage d’animation, Dilili à Paris.
Sous les pavés, la rage
Paris ? Ocelot à Paris ? Le récit semble pourtant débuter dans un village indigène dont le dessin reproduit l’exotisme. Là, des hommes et des femmes se livrent à divers travaux (construction d’une pirogue, confection d’un repas). Une mère appelle son enfant. Dilili. L’atmosphère est paisible, l’image parfaite. Soudain, la caméra recule et élargit le cadre. Nous nous retrouvons les spectateurs parisiens de la reconstitution d’un village de Nouvelle-Calédonie (au Jardin d’acclimatation) telle que les esprits colonialistes pouvaient en concevoir à l’époque. Nous nous retrouvons donc face à nous-mêmes, face à notre propre regard soudainement ébranlé, questionné.
C’est là le premier épisode (un peu roublard) d’un film qui entend s’attaquer à certains préjugés raciaux. La petite Dilili est métisse – « trop » noire ici, « trop » pâle là-bas, aux yeux des Kanaks. Jamais de la « bonne » couleur de peau, soupire-t-elle. Comble de confusion, celle qui est vêtue comme une poupée parle un français impeccable, appris à l’école de Louise Michel lors de la déportation de cette dernière en Nouvelle-Calédonie (on notera au passage le petit anachronisme : la petite héroïne est demeurée une enfant vingt ans après avoir été l’élève de la célèbre révolutionnaire).
Dilili, bientôt libérée de sa « cage » et de son contrat de figurante, est invitée par Orel, un jeune livreur en triporteur, à visiter la Capitale. Le voyage dans le Paris de la Belle Époque, où l’on rencontre toutes les figures marquantes de ce début de siècle, est enchanteur, mais vite assombri par une histoire d’enlèvements de petites filles organisés par les Mâles-Maîtres. Cette sinistre organisation d’hommes, installée dans les égouts de la ville, lutte contre l’émancipation féminine qui menace l’ordre patriarcal. Aidée d’Orel, et de la cantatrice Emma Calvé ainsi que d’un trio de femmes célèbres, la jeune Kanake se lance alors avec intrépidité sur les traces des odieux comploteurs.
Musée à ciel ouvert
Il y a clairement deux parties à Dilili à Paris. La première apparaît comme une déambulation récréative, un jeu de pistes où l’on s’amuse autant à visiter les lieux et monuments qu’à reconnaître les dizaines de personnages célèbres croisés tour à tour. Outre Emma Calvé, il y a là pléthore d’artistes, scientifiques et intellectuels : Jaurès, Proust, Gide, Renoir, Rodin, Monet, Degas, Toulouse-Lautrec, Le Douanier Rousseau, Picasso, Poiret, Valadon, Renan, Gertrude Stein, Anna de Noailles, Santos-Dumont, Méliès, les frères Lumière, Brancusi, Modigliani, Satie, Fauré, Reynaldo Hahn. Et d’autres encore tels que Louise Michel, bien sûr, Marie Curie ou Sarah Bernhardt.
Ce n’est plus une ville, c’est un musée, une galerie de portraits « vivants ». La liste peut, en effet, sembler excessive. Ou vaine. Elle est à lire, selon Ocelot, comme un plaisant hommage rendu aux brillants esprits d’une époque foisonnante.
Côté technique, le réalisateur a innové (une fois encore). De véritables photographies de la capitale, prises de nos jours par lui-même, retravaillées sur ordinateur (nettoyées des traces de modernité) et utilisées pour les décors, offrent à l’image un effet plastique saisissant. Ocelot s’est, par ailleurs, documenté dans les collections du musée d’Orsay et du musée de l’École de Nancy pour inventer de brillants intérieurs 1900 comme celui de Sarah Bernhardt dont il n’existe pas de photographie. Le dessin fait ainsi la part belle à l’Art Nouveau.
Les « Quatre-Pattes »
De la promenade à l’enquête policière (seconde partie), l’intrigue se noue sur les eaux du lac situé… sous l’Opéra-Garnier. Là encore, les références s’accumulent. Il y a du Jules Verne dans les machines souterraines et du Gaston Leroux dans le traitement de l’intrigue, faite d’énigmes, chausse-trapes et portes dérobées.
Aussi, dès que l’enquête s’enfonce dans les sous-sols de Paris, la fiction prend un tour plus politique. Tout aussi saisissante, la palette s’assombrit ; le discours aussi. Deux mondes sont ici mis en opposition : la société du haut, de la culture et de la liberté contre le monde occulte, sectaire et rétrograde. Alors qu’en surface, les femmes brillent par leur esprit et la place qu’elles occupent librement dans la société, des fillettes sont mises sous terre et réduites à l’état d’objet. Sous la férule des Mâles-Maîtres, elles ne sont plus que des « Quatre-Pattes », des êtres dont l’humanité est niée parce que de sexe féminin ; elles sont des sous-êtres, interdites de se mouvoir autrement que sur les genoux, à quatre-pattes…
La peur des femmes
Le vêtement noir qui les couvre toutes de la tête aux pieds n’est pas sans évoquer le voile intégral (niqab) porté par certaines femmes musulmanes. Ainsi couvertes, les petites filles disparaissent à la vue de la matrone qui les surveille et des hommes qui les méprisent et s’en servent de… repose-fesses. L’image est violente, choquante même. Comme toujours chez Ocelot où les forces du mal sont incarnées par des êtres féroces et cruels, ici profondément monstrueux. De même, ses jeunes héros, chargés de défendre les valeurs morales du bien, sont souvent de petite taille (Dilili, ou jadis son alter ego masculin, Kirikou), d’une taille inversement proportionnelle à leur courage et aux furieux dangers qui menacent l’équilibre.
Dilili à Paris est une œuvre forte, engagée, résolument féministe, en prise avec l’actualité (les rapts de fillettes nous évoquent l’enlèvement massif d’adolescentes à nouveau perpétré au Nigeria par le groupe djihadiste Boko Haram en février dernier). La ville-lumière, la ville des Lumières, vibre d’une vie artistique intense. Ocelot y célèbre la culture, la liberté de penser et l’émancipation des femmes. Colette et La Goulue affriolent et font scandale au Moulin-Rouge ; Marie Curie, bientôt doublement nobélisée, travaille aux progrès de l’humanité avec son époux ; Camille Claudel fait de l’ombre à son maître ; Sarah Bernhardt invente le star-system…
Dans les entrailles de Paris, des fillettes disparaissent. L’histoire est une fiction. Or, envisagée dans les rues de la capitale (fût-ce en 1900), la question de l’enlèvement et de la séquestration des jeunes filles interroge. De quel archaïsme, ou de quel présent (c’est la même chose), nous parle-t-elle ? Qui sont ces hommes sévères qui craignent à ce point les femmes qu’ils les enlèvent dès avant la puberté, les cachent et les réduisent en esclavage ? Les mêmes grands voiles noirs ne circulent-ils pas aujourd’hui dans les rues mêmes de la capitale (et d’ailleurs) ? Au secours, Dilili, reviens ! « Ils » sont de retour.
Philippe Leclercq
• Voir sur ce site : « Azur et Asmar », de Michel Ocelot, ou l’actualité brûlante d’un conte sur pellicule, par Antony Soron.
Bonjour Nelly,
Oui, je suis moi-même parisien, et ai le même problème visuel pour
apercevoir la Tour Eiffel du Jardin d’acclimation… Sous doute faut-il
voir là une petite licence graphique permettant à l’auteur de
justifier avec plus de force la valeur du titre de son film : Dilili à
PARIS (la Tour Eiffel comme symbole métonymique de la Ville Lumière).
Bien à vous,
Philippe Leclercq
Bonjour,
excellent dessin-animé, en effet, je l’utilise cette année comme cœur de projet avec mes collégiens en pluridisciplinarité … Cependant, j’ai une question sans réponse : le jardin du début du film ne peut pas être le jardin d’acclimatation … car : on voit la tour Eiffel et le décor est différent, on dirait le jardin des Tuileries ?
Je vous remercie beaucoup pour vos éclairages … Bien à vous.
Il y a un léger problème avec :
« Nous nous retrouvons les spectateurs parisiens de la reconstitution d’un village de Nouvelle-Calédonie (au Jardin d’acclimatation) telle que les esprits colonialistes pouvaient en concevoir à l’époque »
car, je suis allée vérifier et, du jardin d’acclimatation, on ne voit pas la Tour Eiffel !
et le jardin dessiné ressemble au jardin des Tuileries, d’où on voit la Tour Eiffel !
et oui, les expos humaines étaient au jardin d’acclimatation …
alors, Pourquoi ?
Merci pour vos réponses
de plus, est-ce que vous avez les noms de tous les personnages représentés sur les 2 documents vierges (dossier pédagogique) s’il vous plaît ?
Merci beaucoup
Nelly Delaunay
Film extraordinaire qui devrait être visionné dans toutes les écoles.
C’est un bijou, une pure merveille !!
Bravo Michel Ocelot !!!!
Ma classe de CM2 a vu ce film en avant première et de nombreux enfants sont retournés au cinéma lors de la sortie nationale. Dilili sera notre fil rouge durant toute l’année. Quel bonheur de voir des enfants s’exprimer sur les peintres, les musiciens, les inventeurs, le Paris de la Belle Epoque! Quel bonheur de les voir tant aimer Louise Michel et Emma Calvé (Il faut voir le film pour comprendre)! Quel bonheur de les voir philosopher avec naturel sur des sujets brûlants. ..