Une entrée originale pour aborder "Les Fleurs du Mal" et "Le Spleen de Paris" en seconde
Il n’est pas toujours simple de proposer aux élèves de seconde un fil conducteur stimulant dans le cadre d’une séquence pédagogique. L’idée que nous développerons consistera justement à corréler l’approche littéraire de la poésie baudelairienne avec un travail de recherche autour de la figure du chiffonnier en nous appuyant sur l’ouvrage récent d’Antoine Compagnon, Les Chiffonniers de Paris (Gallimard, 2017).
Il ne s’agira pas ici à proprement parler de proposer une séquence d’enseignement clef en main mais d’indiquer des pistes afin d’alimenter une reconfiguration de séquences existantes sur l’œuvre de Baudelaire.
Dans la perspective non plus d’une seule séquence mais de deux séquences corrélées – par exemple, une première sur le roman balzacien et une seconde sur la poésie baudelairienne –, la recherche engagée sur la figure du chiffonnier en littérature et dans les arts pourra constituer un fil conducteur pertinent.
Socle de référence
Les Chiffonniers de Paris n’a évidemment rien d’un ouvrage à vocation didactique. L’objectif du professeur au Collège de France reste en effet spécifiquement de mettre en perspective la fonction éminente prise par un corps de métier exerçant en tout premier lieu à Paris, sur une période courant de l’après Waterloo jusqu’à la défaite de Sedan : « L’âge d’or du chiffonnage commence au début des années 1820 […]. Et son règne s’étend jusqu’à 1870 » (p. 413). Période, par parenthèse, extrêmement riche sur le plan littéraire.
La démarche originale de l’auteur, que le compte rendu d’Yves Stalloni dans l’École des lettres (n° 3, 2017-2018) souligne parfaitement, consiste à reconsidérer un « personnage », une « figure » parisienne passablement ignorée de nos jours mais qui, à une époque donnée, a non seulement participé au développement économique mais aussi suscité une foultitude de commentaires sinon de fantasmes.
Le rapport entre chiffon et littérature
On ne dira jamais assez que les élèves ont besoin d’entrer dans la littérature par les biais les plus concrets et les plus visuels.
Les gravures représentant le chiffonnier (dont l’ouvrage d’Antoine Compagnon fournit au lecteur maints exemples) font apparaître un individu typique avec sa hotte, son crochet et sa lanterne. Toutefois, l’intérêt de développer une recherche sur une telle figure tient aussi à la finalité de son travail : ramasser des tissus afin de rendre possible leur transformation en pâte à papier, soit à terme, et donc permettre le développement de la presse et de l’édition.
Des chiffonniers ramassent dans l’Europe entière les chiffons, les vieux linges, et achètent les débris de toute espèce de tissus. Ces débris, triés par sortes, s’emmagasinent chez les marchands de chiffons en gros, qui fournissent les papeteries. » (Balzac, Illusions perdues, cité par Antoine Compagnon, pp.180-181.)
Les élèves découvriront ainsi au fil de leurs recherches que « dès la fin des années 1870, la pâte issue du bois supplanta la pâte de chiffon dans la fabrication des papiers ». En ce sens, le chiffonnier est dès le départ, un agent fondamental de la fabrication du papier nécessaire aux affiches, aux journaux journal et aux pages reliées des livres. Sans lui, point de poésies publiées, point de romans-feuilletons, point de pamphlets, point d’affiches de théâtre. Cette donnée demeure bien entendu une inconnue pour les élèves de seconde pour qui la réalité du papier ne fait pas question.
On sait bien, de surcroît, que pour susciter l’intérêt des élèves, il importe d’établir des connexions entre les époques. Or, de ce point de vue, la figure du chiffonnier reste tout autant déterminante. En effet, durant les années baudelairiennes, la fabrication du papier reste prioritaire. Point de papier, point d’écrit, nous l’avons dit. D’où l’attractivité du travail des chiffonniers pour l’industrie du papier.
À l’inverse, de nos jours, le développement de la dématérialisation des écrits tend à restreindre la priorité accordée au papier.
Le personnage du chiffonnier
Essentiel à la vie économique, présent dans les rues de Paris, le chiffonnier devient un personnage si important au cours du siècle que l’imaginaire populaire et littéraire finit par le doter de tous les attributs, du « chiffonnier-philosophe » au « diable-chiffonnier ». Et de fait, comme le met en lumière Antoine Compagnon, on en retrouve trace dans de nombreuses œuvres du XIXe siècle, que ce soit chez Eugène Sue ou Victor Hugo en passant bien entendu et de façon très singulière chez Baudelaire.
Démarrer une séquence portant sur des extraits du Spleen de Paris et des Fleurs du Mal par l’annonce d’une recherche parallèle sur les chiffonniers a toutes les chances de s’avérer fructueuse. En effet, cela permettra de mettre en perspective la réalité du Paris de l’époque, avant l’entreprise haussmannienne d’assainissement et de rationalisation de la ville. Il est essentiel que les élèves comprennent que le Paris de Baudelaire est d’abord une ville envahie par la boue. Toute interprétation épurée ou abstraite des Fleurs du Mal a donc peu de chance de rendre compte des sources d’inspiration du poète et de son ancrage dans une « ville-lumière » très différente de celle que croient connaître les élèves.
Une poésie de l’objet
Un poème en prose comme « Le joujou du pauvre » est exemplaire de la focalisation de Baudelaire sur des objets d’apparence insignifiante :
« À travers ces barreaux symboliques séparant deux mondes, la grande route et le château, l’enfant pauvre montrait à l’enfant riche son propre joujou, que celui-ci examinait avidement comme un objet rare et inconnu. Or, ce joujou, que le petit souillon agaçait, agitait et secouait dans une boîte grillée, c’était un rat vivant ! Les parents, par économie sans doute, avaient tiré le joujou de la vie elle-même. »
Enquêter sur la figure du chiffonnier invite à arpenter un Paris jonché de rebuts et d’objets hétéroclites, en l’absence de poubelles et d’une voirie organisée. Comme le montre Antoine Compagnon, on trouve de tout au « coin des bornes » (voir les photos de rues de Paris, en 1829 et 1865, pp.36-37) : vaisselle cassée, chiffons, toiles d’emballages, vieux papiers sales. Il revient au chiffonnier d’opérer un « tri sélectif ». Cette idée de récupération que l’on trouve dans le poème en prose précédemment cité constitue la finalité du travail du chiffonnier car, à l’époque, « rien ne se perd ». Une nouvelle fois, l’exploration de cette figure originale permet d’établir des ponts entre les siècles, la transformation de l’objet par le recyclage étant devenue de nos jours une priorité écologique.
Une séquence sur la poésie de Baudelaire permettra d’envisager des problématiques comme : « Quel est le statut de l’objet dans la poésie de Baudelaire ? » ou « Quelle dimension le poète accorde-t-il à l’état de saleté des rues ? ».
L’implication du chiffonnier dans la séquence permet de concrétiser l’idée d’un poète urbain et d’un observateur qui s’inspire de tout ce que lui propose le spectacle des rues.
L’analogie entre le chiffonnier et le poète
L’ouvrage d’Antoine Compagnon constituera pour le professeur à une ressource susceptible de l’éclairer sur la figure du chiffonnier et de ses multiples représentations du chiffonnier et de lui offrir un corpus de textes de référence. Il permet d’associer deux figures a priori disjointes : le chiffonnier donc et le poète. Yves Stalloni souligne cette idée dans son article en rappelant notamment l’importance d’un ouvrage cité par Antoine Compagnon lui-même : Les Objets désuets dans l’imaginaire littéraire, de Francesco Orlando.
Les élèves pourront comparer les fonctions de l’un et de l’autre : le chiffonnier qui récupère en vue de la transformation des chiffons en papier, le poète qui n’en est pas moins alchimiste quand il redonne vie aux objets usagés. Exemple cité page 19 dans Les Chiffonniers de Paris, « Le flacon » :
« Quand on m’aura jeté, vieux flacon désolé,
Décrépit, poudreux, sale, abject, visqueux, fêlé. »
Tandis que les uns se dépossèdent d’objets a priori inutilisables, les autres – soit les chiffonniers (concrètement) et les poètes (métaphoriquement) – les délivrent de leur statut de rebuts définitifs.
Le deuxième « Spleen » qui évoque « un vieux boudoir plein de roses fanées » (cité page 18) pourra aussi être intégré au corpus.
La corrélation entre le chiffonnier et le poète sera d’autant plus approfondie que l’on proposera au cœur de la séquence le poème bien connu de Baudelaire, « Le vin des chiffonniers » auquel Antoine Compagnon se réfère à plusieurs reprises en mentionnant en outre des publications antérieures à l’édition originale de 1875 (pp.354-355) :
« Souvent, à la clarté rouge d’un réverbère
Dont le vent bat la flamme et tourmente le verre,
Au cœur d’un vieux faubourg, labyrinthe fangeux
Où l’humanité grouille en ferments orageux,
On voit un chiffonnier qui vient, hochant la tête
Butant, et se cognant aux murs comme un poète,
Et sans prendre souci des mouchards, ses sujets,
Épanche tout son cœur en glorieux projets. […] »
Conception de la séquence
L’unité de travail envisagé doit être comprise avec un arrière-plan et un premier-plan et les activités engagées avec les élèves seront dédoublées. Un tiers du temps sera consacré au travail des chiffonniers au début de chaque séance et les deux tiers suivants à l’analyse spécifiquement littéraire.
1. Une séance pourra s’engager sur l’observation de gravures proposées par Antoine Compagnon dans son ouvrage (par exemple le croquis de Daumier, p. 12).
2. Une autre, pourra sera consacrée à la lecture d’extraits de textes littéraires ou informatifs décrivant l’activité du chiffonnier. Par exemple :
– un extrait des Contemplations de Victor Hugo (cité p. 46) :
Ô hideux coins de rue où le chiffonnier morne
Va, tenant à la main sa lanterne de corne,
Vos tas d’ordures sont moins noirs que les vivants ! »
– un texte de Privat d’Anglemont (cité in extenso ci-dessous) :
« Contemplons un de ces êtres mystérieux, vivant pour ainsi dire des déjections des grandes villes ; car il y a de singuliers métiers. Le nombre en est immense. […] Tout ce que la grande cité a rejeté, tout ce qu’elle a perdu, tout ce qu’elle a dédaigné, tout ce qu’elle a brisé, il le catalogue, il le collectionne. […] »
3. Une séance à dominante lexicale explorera le champ sémantique du mot « chiffon ».
4. Une autre, à dominante civique et citoyenne, pourra induire une question d’actualité : « Existe-t-il encore aujourd’hui des chiffonniers ? » Cf. ce lien.
Toujours dans une perspective lexicale,on pourra examiner la notion de rebuts en analysant des mots comme débris ou détritus (cf. p. 29 : déchets, épaves, déjections, etc.)
5. Une autre pourra avoir pour visée de rechercher des synonymes du mot chiffonnier comme « glaneur ».
Ces quelques exemples d’entrée en séance démontrent l’extraordinaire attractivité didactique du thème retenu qui donne le loisir à la fois :
– de mettre en perspective le cadre spatio-temporel de l’expression poétique baudelairienne (une époque où Paris apparaît comme une ville sale et malodorante) ;
– d’engager une réflexion approfondie sur le vocabulaire des chiffonniers (qui entre en résonance avec celui du poète);
– de mettre en perspective l’activité de chiffonnier avec l’époque actuelle.
Écriture d’invention
Le premier plan et l’arrière-plan de la séquence doivent être liés de façon cohérente et l’on pourra proposer un travail d’écriture poétique dès le début de la séquence.
Il s’agira par exemple d’écrire un poème (en vers ou en prose) à la manière de Baudelaire en partant d’un objet récolté par le chiffonnier à l’époque du poète. À cette fin, on pourra partir d’un texte cité par Antoine Compagnon (p. 12) extrait du Paris-Guide publié au moment de l’Exposition universelle de 1867 :
« Paris est la ville par excellence du chiffon, c’est-à-dire de tout et de rien ! Que de choses perdues dans la journée, et qui se retrouvent la nuit au bout du crochet ! Le chiffonnier est essentiellement éclectique ; il ramasse tout ce qui s’offre : chiffons, papiers, savates, vieux gants, verre de vitre, jouets brisés, tessons de bouteille, – les choux et les raves de la grande ville. Ce qu’il a dans sa voiture (sa hotte), il ne s’en inquiète pas. C’est le trieur (encore un petit industriel) que cela regarde. Le trieur, ainsi que son nom l’indique, est chargé du classement de tous ces détritus. Il met de l’ordre dans ce chaos d’ordures. Il sépare le bon grain de l’ivraie ! le bon grain ! »
Après lecture de l’extrait, les élèves pourront extraire un élément de l’énumération pour en faire le noyau d’une évocation poétique.
La séquence ainsi reconfigurée permet de développer des compétences de lecture (œuvre de Baudelaire), d’écriture (écriture d’invention poétique), de recherche documentaire (sur le thème des chiffonniers), lexicales (sur les mots des chiffonniers), d’analyse d’œuvres d’art (photographie, gravure, caricature).
Antony Soron, ÉSPÉ Paris
• Antoine Compagnon, « Les Chiffonniers de Paris », « Bibliothèque illustrée des histoires », Gallimard, 2017, 512 p.
• Alexandre Privat d’Anglemeont, « L’aristocratie de la chiffe », in « Paris anecdote », 1855:
« Quelquefois, lorsque les bras manquent dans les usines d’alentour, les industriels viennent demander des hommes de bonne volonté à la maison de la mère Marré, où ils sont certains de rencontrer beaucoup de monde, car il n’y a pas moins de trois cents locataires dans les chambrées de la vieille femme. S’il fait mauvais, s’il pleut, par exemple, ils trouveront quelques rares individus qui daigneront peut-être leur donner un coup de main ; mais dès que le beau temps reviendra, au moindre rayon de soleil, ils s’envoleront comme une nichée d’oiseaux aux premiers jours du printemps en disant :
— Nous aimons mieux chiffonner, vivre à notre guise, en liberté, au grand air, comme de vrais animaux que nous sommes.
Un goujat, un marmiton est fier de son métier, du Pascal, il en est de même du chiffonnier qui aime son industrie, parce qu’elle lui donne droit au vagabondage dans les rues de Paris qu’il adore, où il vit dans une indépendance complète, sans soucis du lendemain, sans souvenirs du passé, à la-grâce de Dieu, se fiant aux bonnes âmes et à la multiplicité des publications littéraires, et bénissant la fécondité toujours croissante des auteurs dramatiques, des romanciers et des écrivains qui fournissent de quoi ne pas mourir de faim.
Aussi y a-t-il une espèce d’aristocratie dans la chiffe, ils comptent leur noblesse par génération ; il y a des chiffonniers de naissance et des parvenus ; ceux-là sont fiers de leurs ancêtres, ils en parlent avec une espèce d’orgueil ; il n’est pas rare d’entendre un de ces hommes bizarres vous dire en relevant la tête :
— Dans notre famille on porte la hotte de père en fils, il n’y a jamais eu d’ouvriers. Chez nous on a le fusil sur l’épaule ou le crochet à la main.
En effet, il y a des familles entières qui, depuis six générations, exercent cet étrange métier. Lorsqu’un des fils part pour l’armée, tous les parents, jusqu’aux cousins les plus éloignés et leurs amis, se réunissent pour faire la conduite au jeune soldat ; il font une quête entre eux, qui lui est remise au moment de la séparation, et tous les mois ils lui envoient régulièrement une petite somme pour l’aider à charmer les ennuis de la garnison. Dès qu’il a fini son temps, en revenant dans ses foyers, mot un peu prétentieux pour désigner les bouges où git cette population, le jeune soldat, libéré du service, change son havresac contre une hotte ; il redevient chiffonnier comme devant ; ils s’accouplent chiffonniers et chiffonnières ; ils donnent le jour à de jeunes chiffonniers, qui, à leur tour, seront glorieux de prouver un jour aux populations à venir que bon sang ne peut mentir ; ils mourront la hotte au dos, le crochet à la main, en explorant quelque monceau d’immondices. L’ambition n’est pas encore venue troubler la cervelle de ces braves gens et leur faire rêver pour leurs fils des positions plus élevées que celle des parents. Ils n’ambitionnent ni le doctorat, ni le notariat, ni l’étude d’avoué ou d’huissier, ni ce fameux barreau qui mène à tout, disent les vaudevillistes, et qui, en résumé de compte, a produit plus d’existences déclassées que de gens arrivés. Ils ne se laissent point leurrer par les apparences, ils sont trop philosophes pratiques pour cela ; d’ailleurs, ils connaissent les goûts de leurs enfants ; ils savent qu’en chassant le naturel violemment, ils ne feront que précipiter son retour au grand galop.
Devenu vieux et infirme, le chiffonnier n’ira pas à l’hôpital, ses voisins ne le souffriraient pas ; ils l’assisteront ; ils feront des collectes pour lui donner le nécessaire, ils se priveront pour lui procurer quelques petites douceurs.
C’est à qui lui portera du tabac, des pipes et le demi-setier d’eau-de-vie, qui est, pour ces natures brûlées, d’une nécessité plus immédiate que le pain. Le chiffonnier pur sang a horreur de l’assistance publique ; il regarde comme un déshonneur d’être inscrit au bureau de bienfaisance. Il proclame tout haut à qui veut l’entendre que tout homme, à moins qu’il ne soit infirme, doit gagner sa vie, nourrir sa famille, élever ses enfants jusqu’à leur première communion. Après, ils s’arrangeront ; ils feront comme les autres. »