"Lait et Miel", de Rupi Kaur, un exemple de poésie populaire au XXIe siècle

Qui aurait jamais cru qu’un recueil de poèmes puisse, aujourd’hui, se vendre à plus d’un million d’exemplaire ? C’est pourtant la performance qu’a réalisé la jeune poétesse Rupi Kaur, âgée d’à peine vingt-quatre ans. Son recueil, Milk and Honey – traduit sous le titre Lait et Miel aux éditions Charleston –, a été inscrit parmi la liste des best-sellers du New York Times, pour s’être écoulé à plus d’un million quatre cent mille exemplaires.
Il faut dire que la jeune femme est parfaitement représentative de son époque : émigrée sikhe originaire du Pendjab, elle s’est établie à Toronto avec ses parents alors qu’elle n’avait que quatre ans. Elle a subi les désillusions que peut connaître une petite fille de couleur dans un pays où le machisme n’a pas totalement disparu et où les Blancs sont majoritaires. Femme issue d’une culture qui accorde la prééminence aux mâles, son pays d’adoption l’autorise néanmoins à prendre du recul et sa poésie est d’abord le fruit d’une revendication féministe.

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Une féministe à la conquête des réseaux sociaux

Rupi Kaur déplore le rabaissement de la femme indienne dans sa culture d’origine qu’elle admire par ailleurs : « sortir du ventre de ma mère / fut mon premier acte de disparition / apprendre à rapetisser pour une famille / qui aime ses filles invisibles fut le second ». Mais, en jeune femme de son époque, élevée à la lecture de Maya Angelou et d’Harry Potter, elle s’émancipe, se familiarise avec Internet et s’exprime d’abord sur les réseaux sociaux.
Sa popularité s’est construite grâce au combat qu’elle choisit de mener contre Instagram au cours de l’année 2015. Censurée pour avoir posté une photo de taches de sang menstruel, elle s’attaque au géant du web et finit par obtenir plus d’un million sept cents mille abonnés. Elle refuse, dira-t-elle pour justifier sa ténacité, de s’aliéner à « une société misogyne » et sa poésie trouve sur le web un auditoire immédiatement conquis.

.Une poésie controversée

Ses poèmes sont généralement courts, les vers semblent aléatoires et la tonalité y est parfois celle des guides de développement personnel. Rupi Kaur est d’ailleurs bien souvent raillée, aussi bien sur les réseaux sociaux que par la presse culturelle qui voit en elle la représentante d’une génération (celle des millenials) incapable de se concentrer dans la durée.
Il n’empêche que la jeune femme a su trouver une tonalité propre et que sa poésie, sans doute parce qu’elle est intelligible, touche un lectorat qui ne se limite pas aux jeunes de sa génération. La structure de son recueil, elle aussi, est simple : quatre sections – « Souffrir », « Aimer », « Rompre », « Guérir » – dessinent l’itinéraire d’une jeune femme en quête de sens et de reconnaissance au sein d’un monde hostile.

La sexualité féminine sans tabou

La section « souffrir » recense les abus, les vexations, les exigences sans fondement qui ternissent le quotidien d’une femme émigrée de couleur. Après avoir évoquée comment un petit garçon l’a embrassée de force alors qu’elle avait cinq ans, elle conclut malicieusement « il était le premier garçon/ à m’apprendre que mon corps était/ à donner à ceux qui le voulaient/ et que je ne pouvais pas / me sentir pleine/ et mon dieu/ je me suis sentie/ aussi vide que ma mère à 4 heures 25 du matin. »
C’est avec ces ellipses ironiques, qui suggèrent sans le nommer la bestialité du désir masculin, que Kaur réussit à bâtir une complicité avec un lecteur à la fois amusé et indigné. La femme souffre du racisme, de l’indifférence, des abus sexuels : « le viol va/ te déchirer/ en deux, dit elle dans ce qui ressemble à des haïkus, mais il/ ne va pas/ t’achever. » La force réside dans l’amour et dans la procréation qui appartient à la femme mais aussi dans la liberté qu’elle doit choisir d’assumer.
La section consacrée à l’amour revendique le droit au plaisir, évoque sans détour le désir féminin. Elle s’ouvre curieusement sur un très joli poème dédié à l’amour paternel. Une petite fille s’interroge sur les rondeurs de sa mère enceinte, son père la prend dans ses bras, « troncs d’arbre », et lui dit « que le plus proche de dieu sur cette terre/ c’est le corps d’une femme c’est l’origine de la vie » et la petite fille de conclure : « cet adulte me disant quelque chose/ d’aussi puissant alors que j’étais si jeune/ m’a fait voir l’univers entier ».
Mais l’amour c’est aussi l’amant qui « transforme le feu de forêt » qu’est la jeune femme en « eau ». Et la poétesse complète la mise en scène de la sexualité féminine par le biais de dessins élégants qui viennent préciser ou modifier le sens d’un poème : le haïku « j’apprends  à l’aimer/ en m’aimant », par exemple, est illustré par un dessin érotique qui fait comprendre comment le poème peut – et doit aussi – être lu au pied de la lettre. L’érotisme peut aussi apparaître dans les figurations de paysages qui soulignent l’aspiration lyrique de la jeune femme – cf. notre illustration.

La simplicité comme art poétique

Si la section rupture engendre les poèmes les plus convenus, la partie guérir, la dernière du recueil, autorise la poétesse à retrouver un ton plus libre : « Je veux m’excuser devant toutes les femmes / que j’ai qualifiées de jolies/ avant de dire qu’elles étaient intelligentes ou courageuses… » Elle y célèbre son nom devenu emblème de la liberté : « le nom de Kaur / fait de moi une femme libre  / […] Il m’élève  / pour me rappeler que je suis égale à / 2 n’importe quel homme ».
Alors bien sûr on peut railler, considérer avec dédain cette poésie qu’en lecteur averti, on trouvera facile, dénuée d’images, véhicule d’idées faciles et de truismes. Rupi Kaur n’invente pas un langage, ne cherche pas à donner du monde une image qui serait la sienne, énoncée par le biais d’un langage renouvelé. Il y aurait d’ailleurs lieu de se demander si ce ne sont pas ces prétentions à toujours renouveler le langage qui n’ont pas tué la poésie. Derrière cette facilité, il y a cependant bien un art que la poétesse revendique et elle prévient à l’avance les critiques : « ton art / n’est pas de savoir / le nombre de personnes/ qui aiment ton art / ton art / est de savoir / si ton cœur aime ton travail / si ton âme aime ton travail / si tu es honnête avec toi-même / et tu ne dois jamais / troquer l’honnêteté / pour l’art de plaire ».
Rupi Kaur a gardé quelque chose des sagesses indiennes qui ont bercé son enfance. Cet art de vivre conjugué à la modernité des thèmes qu’elle aborde et des canaux qu’elle emprunte pour se faire connaître expliquent en partie son succès. Saluons donc l’effort des éditions Charleston qui mettent à disposition du public français le premier recueil de poème véritablement populaire du XXIe siècle.

Stéphane Labbe

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•  “Lait et Miel”, de Rupi Kaur, traduit par Sabine Rolland,éditions Charleston 2017, 192 p..

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