"F(l)ammes", texte et mise en scène d’Ahmed Madani
Elles sont dix sur scène. Dix jeunes femmes, comédiennes amateurs, fraîches, pétillantes, revigorantes, toutes issues des quartiers sensibles. Garges-les-Gonesse, Montreuil, Mantes-la-Jolie, Boulogne-Billancourt (oui, la cité du « Pont de Sèvres »)…
Plus exactement, ce sont les histoires personnelles dont elles témoignent qui sont revigorantes, et pleines d’espoir et de joie. Et ce, malgré les douleurs, les souvenirs meurtris qui hantent parfois leurs mémoires d’enfant ou d’adolescente.
De la difficulté d’être
Le décor est minimal, dix chaises, que Maurine, Laurène, Dana et leurs copines de scène quittent à tour de rôle pour venir raconter un fragment de leur histoire au micro placé face au public. Les textes, tous écrits (très bien) à partir de leurs propres récits, sont des tranches de vie, des anecdotes qui expriment leurs difficultés d’être. Des difficultés qui déchirent, qui divisent le corps et l’esprit en deux, qui forcent à composer, à négocier avec le regard des siens et le jugement des autres.
Le racisme ordinaire et le carcan communautaire. Le poids des traditions familiales et le cloisonnement social. L’indifférence sinon le rejet des uns et la différence refusée par les siens. Autrement dit des difficultés à s’émanciper, à trouver sa place d’une part dans la société française, à faire corps avec elle, à lui appartenir et s’y intégrer pleinement, et devenir femme d’autre part dans un milieu d’origine qui en bafoue parfois l’existence jusqu’à l’essence (oh, qu’il est poignant le récit de l’excision d’Haby à l’âge de quatre ans et demi).
Gravité et humour
Mais, ces femmes qui résistent (très beau graphisme de l’affiche du spectacle qui en rend parfaitement compte), ces « Afropéennes » qui doivent lutter y compris contre elles-mêmes, contre leurs propres familles, et contre l’ostracisme dont elles sont victimes, quand elles sont voilées (difficile parfois de ne pas l’être, hélas), parce qu’elle sont arabes ou noires, n’affichent aucune morosité. Bien au contraire.
Elles se posent de graves questions sur leur éducation, leur identité, sur l’espace qu’elles désirent occuper auprès des hommes et dans une France qu’elles aiment pour ce qu’elle leur offre de meilleur – des droits et des valeurs républicaines. Les réponses qu’elles apportent sont drôles, hardies et littéralement percutantes (le fameux coup de karaté lancé à la glotte des importuns et des violeurs).
Question d’intégrité
Ces textes sont le fruit de deux années de stage dirigées par le metteur en scène Ahmed Madani. Ils parlent également, et toujours avec humour, du mythe d’Ulysse, retourné comme un gant par Anissa la musulmane qui fait de son époux une sorte de Pénélope ménagère, et d’À la recherche du temps perdu que l’amoureux de Ludivine (évidemment éconduit) confond avec Les Aventuriers de l’arche perdue.
Ludivine encore, qui se souvient du jour où son enseignant de français (le regretté Laurent Danchin avec qui l’auteur de ces lignes partagea un temps la salle des professeurs) lui fit leçon, à l’appui d’un extrait de Race et histoire de Claude Lévi-Strauss, de ne jamais renier ses origines.
De son côté, Anissa s’amuse de ses rêves de prince charmant, tandis qu’Inès questionne avec malice sa place « chèrement payée » dans une équipe de basket de Vincennes. Toutes encore s’arrachent les cheveux au sujet de leurs coiffures lisses, crépues, frisées ou postiches… On rit, mais la querelle soulève de sérieuses questions de ressemblance, d’appartenance et d’identité.
Éloge de la tolérance
Deuxième volet d’un triptyque entamé par Illumination(s), qui en constitue le versant masculin, F(l)ammes est un spectacle éminemment vivant. Les vidéos, projetées sur le mur du fond, offrent un contrepoint poétique au jeu de scène politique qui, loin de se réduire à une suite de monologues, est aussi chant, mime, et danse. Transe exutoire du corps joyeux de ces dix f(l)ammes qui brillent fièrement, et qui exaltent leurs différences et exultent du plaisir de leur liberté âprement conquise.
F(l)ammes renouvelle le regard porté sur les problèmes de banlieue, de racisme et d’exclusion – a fortiori féminine. Il s’avère enfin et surtout une formidable leçon d’ouverture, d’écoute et de tolérance à laquelle seront confrontés avec profit les esprits (parfois corsetés) de nos élèves de collèges et de lycées, sans exclusive d’origine et toutes disciplines confondues.
On attend avec grande impatience le troisième tableau qui réunira femmes et hommes sur scène.
Philippe Leclercq
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• Du 16 novembre eu 17 décembre, au Théâtre de la Tempête, à Paris. En tournée en France jusqu’en avril 2018.
• Ahmed Madani : « Ces jeunes femmes nous racontent des histoires qui par certains aspects sont métaphoriques et paraboliques et qui enfilées les unes après les autres, telles des perles d’un même collier, restituent une sorte de mythologie du quotidien. Le “roman français” dont on nous rebat les oreilles, a trop longtemps exclu une partie de la population qui y a beaucoup contribué, celle des femmes et des immigrés.
Les enfants des immigrés sont français et ils sont sur cette scène pour raconter leur histoire et celle de leurs parents. « F(l)ammes » est une pièce sur la famille de France qui a aussi ses enfants non reconnus, cachés dans des placards. S’il n’y a pas cette reconnaissance, la famille ne pourra pas se réunir. Je réalise un théâtre pour réunir et non pour séparer. Un théâtre pour réconcilier. » (Entretien d’Ahmed Madani avec Africavivre.)
• « Illumination(s) » suivi de « F(l)ammes », Actes Sud-Papiers, 2017, 120 p.
• Le site de la compagnie d’Ahmed Madani.
• Dans la collection « Théâtre » de l’école des loisirs : « Il faut tuer Sammy » et « Ernest ou comment l’oublier », d’Ahmed Madani.
• Télécharger le catalogue « Théâtre » 2017.