La rentrée littéraire serait-elle déjà terminée ?
Avec l’entretien accordé par Alice Zeniter au Monde des livres qui lui décerne son prix, c’est le premier temps de l’année littéraire qui se clôt cette semaine.
Il y a plusieurs manières de considérer celle-ci.
On peut y voir une course d’obstacles vers les prix, l’apparition et la réussite de figures d’écrivains, nouveaux talents et confirmés, ou bien encore les tendances, thèmes et sujets de la littérature d’aujourd’hui.
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Comment devancer les prix littéraires
Pour ce qui est de la compétition très française des prix, on se bornera à relever que le Monde des livres mise sur la rapidité et tue quelque peu le suspens lié aux listes successives des goncourables. En privilégiant le temps court, il met en valeur un écrivain susceptible d’obtenir une autre récompense et donne l’impression de choisir parmi les « vedettes » de la rentrée.
La récipiendaire cette année, avec son « art d’embrasser les grands mouvements de l’histoire du monde », comme l’écrit Stéphanie Janicot pour La Croix, et de restituer les généalogies, touche à la fois à l’histoire contemporaine – le sort des harkis – et à la saga familiale, trois générations de l’Algérie coloniale à la France des cités. La naissance de l’Algérie moderne et la perte de repères en sont la trame principale.
Alice Zeniter, dans L’Art de perdre, fait cependant la part des choses. À la question : quel regard portez-vous sur les prix littéraires ? elle répond de façon nuancée :
« J’entretiens avec le monde des prix un rapport, disons, fluctuant. Il y a d’une part quelque chose qui relève du rejet, parce que les prix font entrer l’idée de compétition dans la littérature […], par ailleurs ils induisent une notion de temps court : une rentrée littéraire serait un sprint, et les romans seraient chassés par ceux de la rentrée suivante –, alors que j’aime l’idée d’une longue vie pour les livres. Mais tout en disant cela je ne peux pas m’empêcher de penser que les prix sont une chance énorme pour les auteurs sélectionnés et pour les lauréats. »
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Deux figures d’auteur
Cela nous amène donc du côté des auteurs. Les deux figures les plus présentes dans les suppléments livres en ce début d’année sont, outre Alice Zeniter, Patrick Deville et Philippe Jaenada. Avec ce dernier on a on a deux écrivains pour le prix d’un ; La Serpe – c’est le titre de l’œuvre (Julliard) – propose non seulement une voix de narrateur dans laquelle on reconnaît celle de l’auteur-enquêteur, mais l’objet de son enquête est Henri Girard dit Georges Arnaud, l’auteur du Salaire de la peur. C’est bien sur Henri Girard que porte l’enquête, lorsque celui-ci est accusé du meurtre de sa famille (à l’aide d’une serpe) et endosse la personnalité du fils de famille dégénéré.
Patrick Deville est loué quant à lui pour la continuité de son œuvre, douze volumes projetés et dont le sixième pourrait se révéler le pivot de l’ensemble puisqu’il s’agit ici de personnages de sa famille et de son terroir littéraire, le lazaret de Mindin, sur l’estuaire de la Loire. Dans ce récit, Patrick Deville devient personnage de sa mémoire, ressuscitant l’enfant qu’il a été. Antoine Perraud insiste sur l’anecdote livrée au fil du texte selon laquelle l’écrivain est resté immobile pendant un an lorsqu’il était enfant à la suite d’une opération, « tension permanente entre l’ankylose et le tremblement, le surplace et l’errance, la résignation et le coup du destin qui chamboule, tel un claquement de doigts ou de feu », avance le critique avant de conclure sur l’écriture devilienne « Un bercement unique Entre langueur et accélération. »
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Une littérature jamais bien éloignée des maux de notre époque
mais aussi proche des individus remarquables
Bakhita, de Véronique Olmi, a fait la une de La Croix. « Pour qu’une histoire soit merveilleuse, écrit l’auteur, il faut que le début soit terrible ». Enfant vendue comme esclave, l’héroïne, si l’on peut dire, est sauvée par le consul d’Italie à Khartoum à qui elle est vendue à l’âge de 13 ans avant de devenir nourrice puis religieuse au Soudan. Elle sera canonisée par Jean-Paul II.
« La narration d’une vie de sainte comporte bien des écueils, nous dit Stéphanie Janicot, entre la tentation d’édifier le lecteur et la distance trop respectueuse pouvant rendre le récit froid ou impersonnel. Ici, rien de tout cela. » C’est aussi le mélange de réalité et de fiction propre à cette rentrée et à notre époque. On notera un rapprochement possible avec Underground railroad le roman de Colson Whitehead (Albin Michel) dont il est question dans le même supplément Livre. Entre la traque fantastique et le documentaire historique sur les droits humains, le roman retrace la fuite de deux esclaves, Cesaer et Cora, en utilisant un réseau mis au point par les abolitionnistes. On notera que Cora a été vendue plusieurs fois elle aussi et marquée à chaque nouveau propriétaire.
L’Avancée de la nuit, de Jakuta Alikavazovic, ne revient pas directement sur la tragédie des Balkan mais raconte une « histoire d’amour et de mort ». Elle s’ouvre sur le suicide et reprend la longue relation amoureuse qui le précède et qui se déroule non pas sur fond de décor urbain mais qui inclut la ville comme partenaire géométrique du récit. Alain Nicolas souligne (en une du Rendez-vous des livres) qu’« au moment même où la vie et la mort se décident, une horizontale ou une verticale est tracée, des lumières s’allument ». Les hôtels, possession de la famille de l’héroïne, achèvent de dresser le paysage urbain avec et contre eux.
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La biographie plus ou moins romancée
constitue le champ d’investigation durable des romanciers
Après le petit essai-documentaire consacré aux migrants du quai d’Austerlitz par Marielle Macé ((Sidérer, considérer, Verdier), voici Justine Augier et son enquête sur Rozan Zaïtouneh, avocate syrienne, d’abord en fuite puis disparue (De l’ardeur, Actes Sud). Défenseur des détenus politiques, pilier de la contestation pacifique, celle-ci, nous dit Hala Kodmani pour LibéL, disparaît de son appartement clandestin soudainement « vidé de ses occupants et de leur seuls ordinateurs et téléphones portables ». Justine Augier se livre à une enquête approfondie autant pour en retrouver la trace que pour restituer l’épaisseur de sa vie d’engagement.
Celle de l’éditeur Edmond Charlot écrite par Kaouther Adimi (Nos richesses, Seuil), le titre fait référence aux Vraies Richesses, sa librairie convertie en maison de prêt à Alger et qui fut le premier éditeur de Camus :
« Je souhaite avoir l’occasion d’évoquer là-bas, de vives voix la figure exemplaire d’Edmond Charlot, l’homme des Vraies Richesses, et qu’on s’interrogera, par le truchement de ce roman, sur la place du livre dans la société.»
Frédéric Palierne
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• Voir sur ce site : « Taba-Taba », de Patrick Deville, par Norbert Czarny, et l’ensemble des articles consacrés au roman contemporain.