"Glory", de Kristina Grozeva et Petar Valchanov
Le cinéma bulgare nous donne rarement de ses nouvelles. Sa santé est à vrai dire fragile. En dépit d’une petite embellie observée en 2016, le pays ne parvient guère à produire plus d’une vingtaine de films par an. Peu franchissent ses frontières.
Raison de plus pour jeter un regard attentif au second volet (après La Leçon en 2015) de la trilogie sociale réalisée par Kristina Grozeva et Petar Valchanov.
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Dénonciation de la corruption
L’histoire de Glory s’inspire d’un fait divers. En 2001, Tsanko, un paisible cantonnier d’une cinquantaine d’années, trouve une forte somme d’argent sur la voie ferrée qu’il est chargé d’entretenir. Honnête, l’homme se rend à la police pour y déclarer l’objet de sa trouvaille. Le gouvernement, alors empêtré dans une affaire de trafic d’essence, saisit l’occasion de faire diversion. Tsanko est érigé en héros. Une cérémonie est organisée. Pour récompense, on lui offre une montre… défectueuse. L’ouvrier entame alors une série de démarches auprès du ministère des Transports pour récupérer sa propre montre qu’on a omis de lui rendre.
Glory a ceci de commun avec Baccalauréat, de Cristian Mungiu (2016), qu’ils se penchent tous deux sur la corruption généralisée de leurs pays. Quand leur homologue roumain fustigeait la classe moyenne aisée et dénonçait la triche comme levier de réussite, les cinéastes bulgares stigmatisent les élites nationales et leurs pratiques mafieuses.
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Seul contre tous
Tsanko est un être simple, seul, et bègue. On comprend d’emblée que son bégaiement, autant que sa modeste existence, l’isolent et le protègent. Sa difficulté d’élocution est aussi la métaphore d’un empêchement. Celui d’être « entendu » par le ministre, détenteur d’un pouvoir corrompu, à qui il offre innocemment au cours de la cérémonie de remise de montre de livrer des informations concernant le vol d’essence. Enfin, quand sa parole est récupérée par un journaliste de télévision, Tsanko fait l’objet d’un chantage ourdi par l’entourage du ministre, avant d’être sévèrement puni par une bande de cheminots carburant à la même combine. De bas en haut de l’échelle sociale, tous poursuivent les mêmes intérêts malhonnêtes.
Tsanko est un individu à part, vivant à la marge, à côté mais aussi au-dessus des autres. Moralement. Fondamentalement, viscéralement intègre, l’homme est fidèle aux êtres et aux choses. Sa vieille montre « Glory » est sa fierté, le symbole de sa dignité et de son opiniâtreté. Héritée de son père, elle le rattache au passé, à un autre temps que celui présent de la vitesse, de la futilité et du mépris des relations humaines, incarné à l’écran par Julia, la responsable de la communication du ministre.
En contrepoint de l’attachant Tsanko, celle-ci est un monstre d’égoïsme. Prête à tout pour sa carrière, elle s’avère incapable d’aimer, d’accorder un geste affectueux à son compagnon ou de respecter le protocole d’insémination artificielle qu’elle a entamé. Dominatrice dans son couple comme dans son travail, Julia est l’incarnation décomplexée d’une certaine pratique, ou mésusage contemporain, du pouvoir.
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Une comédie satirique
Tsanko est honnête. Jusqu’à la naïveté. Jusqu’à l’aveuglement des périls qui le menacent dans sa quête pour obtenir réparation. L’individu est souvent filmé en plans rapprochés. Or, cette esthétique de l’enfermement protecteur (du cadre) devient motif de tension dès lors que celui-là tente de sortir du tableau qu’on a brossé de lui.
Les bords resserrés de l’image créent un sentiment d’oppression d’autant plus croissant que Tsanko se heurte à des murs et des silences quand il tente d’entrer à nouveau en contact avec Julia. Tenu ainsi à distance, le bon cantonnier, qui ne veut rien d’autre que recouvrer son bien et son honneur (sa montre qui lui donne l’heure juste), est victime d’un petit enfer kafkaïen duquel il ne sortira pas indemne.
La société que nous montrent les auteurs de cette parabole moderne du pauvre contre les puissants est fondée sur un système verrouillé d’entre-soi crapuleux. Le secret, l’imposture, le mensonge garantissent la prospérité des élites que des valets zélés servent avec profit. La pratique du « renvoi d’ascenseur » est ici pratique courante.
La satire est féroce. La radicalité du film n’exclut cependant jamais les notes d’ironie ou d’humour absurde jusqu’au final glaçant et inattendu, noué autour du point de rencontre impossible entre les deux protagonistes…
Philippe Leclercq