"Après la tempête", de Hirokazu Kore-eda
Depuis Distance (2001) et surtout Nobody Knows en 2004, le réalisateur japonais Hirokazu Kore-eda dévide sa pelote cinématographique de l’intime, de la transmission, du deuil, des secrets de famille et de l’enfance troublée.
Ses films sont une fine broderie des sentiments, ourdie de jolis points d’émotion et d’une délicate attention pour l’existence en pointillé de ses personnages. Soit ici, Ryota, la quarantaine, divorcé, qui après un éphémère succès littéraire, travaille depuis lors dans une agence de détectives privés.
Joueur, il perd tout ce qu’il gagne dans des paris hippiques, et ne peut très souvent s’acquitter de la pension alimentaire due à Shingo, son fils de 11 ans. Mortifié de voir ce dernier s’éloigner de lui, au moment même où son ex-femme s’apprête à refaire sa vie, il tente néanmoins d’en reconquérir l’affection. Une démarche discrètement encouragée par sa bonne vieille mère…
.
Un refuge contre les ravages du temps
Le métier (temporairement ?) exercé par le héros de Après la tempête est une parfaite métaphore du cinéma d’investigation mélodramatique pratiqué par son auteur. Kore-eda conçoit ses œuvres comme de vastes déambulations à la recherche de l’humanité de ses héros.
Sa méthode d’observation est patiente. Suivant une ligne concentrique, elle consiste à passer et repasser par les mêmes lieux, les mêmes êtres, les mêmes gestes pour en enregistrer les changements les plus infimes, pour en révéler l’empreinte émotionnelle suscitée par quelque regard ou mot anodin. Son esthétique est d’abord celle d’une petite histoire, doucement lyrique, des corps et des visages.
Le lieu de passage, par lequel on entre et on sort du récit, est en l’occurrence l’appartement de Yoshiko, la mère de Ryota. Les pièces sont petites, archi-pleines, peuplées de souvenirs et de fantômes oubliés. Les personnages y sont souvent à l’étroit, mais s’y sentent pourtant bien. D’autant que la radio annonce dès la scène liminaire qu’un énième typhon menace Kiyose, la proche banlieue de Tokyo où se déroule l’action.
Alors que le film se concentre d’abord sur l’errance de Ryota, on comprendra bientôt que ce danger météorologique constitue le point de fuite de la narration, menant au rassemblement de la famille à l’intérieur protecteur du lieu.
.
La circulation des sentiments
Espace et temps (météo comprise) font de l’appartement un lieu contre l’éparpillement familial, un refuge dont les racines plongent dans la paisible enfance du héros. Cet espace confiné oblige le cinéaste à quelques prouesses de mise en scène, pour ne pas piéger les protagonistes par la force redoublée du cadre.
L’appartement de Yoshiko est un lieu de vie, de partage et d’échange entre les générations. Tout – la parole, l’air, les personnages, les souvenirs – doit pouvoir circuler librement d’une pièce à l’autre (à l’exception de Kyoko, l’ex-épouse de Ryota, qui s’y sent forcément peu à l’aise).
Ce va-et-vient, sorte de petite chorégraphie des sentiments dans le corps exigu du lieu, produit du sens. Les confidences, les mots importants sont comme lâchés par hasard, entre deux portes, indirectement, quand la grand-mère (tout passe par elle) se trouve hors-champ, dans une autre pièce.
Cette manière détournée de communiquer est l’expression de sa morale discrète et de son immense pudeur. C’est sa façon d’être au monde, de transmettre ses sentiments, et en particulier l’amour complice qui la rattache silencieusement à son petit-fils Shingo.
.
Mère et fils
La durée de certaines scènes laisse un dépôt dans l’image et les esprits qui se lit bientôt sur les traits des personnages. Des regrets affleurent, des craintes et des joies se combattent, des tensions grossissent puis disparaissent dans le creux de la houle des dialogues au long cours.
Leur ressassement et leur apparente banalité n’ennuient jamais. Souvent drôles, ils sont l’expression d’un ordinaire affectueux qui fonde les relations, qui fait le pain et le sel de l’existence commune. On est d’un bout à l’autre du film touché par leur musique modulant entre la faible plainte et les bonnes surprises du quotidien (la découverte de la musique et de l’amour par Yoshiko).
Avec son bon visage et ses yeux malicieux, Yoshiko (extraordinaire Kiki Kilin !) est la gardienne du paradis perdu de Ryota. Elle le gourmande avec bienveillance sur ses nombreux renoncements et regrette son manque de constance et de maturité. Aussi, l’air de rien, elle l’aide à faire des choix et à recouvrer un peu de confiance en lui. Aimante mais lucide, elle sait la distance que les années ont mise entre elle et lui ; elle en accepte le principe, mais elle sait également rester présente, vivante, précieuse aux yeux de son fils.
.
Une bonne fée
Yoshiko est une bonne mère, qui ne veut rien moins que le bonheur de Ryota. Le danger du typhon lui offre l’occasion d’inviter son cher petit monde – son fils, son ancienne bru et son petit-fils – à passer prudemment la nuit dans son appartement.
Cette très longue séquence est le morceau de bravoure du film. La vieille dame, transformée en bonne fée couturière, étend son charme dans toute la maison pour renouer les fils de la famille dépenaillée de Ryota. Et de fil en aiguille, les parents et leur fils se retrouvent tous trois rassemblés au cœur de la nuit et du typhon, au pied de l’immeuble, sous une immense sculpture ou grotte (matricielle) d’où doit naître la promesse de calme et de réconciliation annoncée par le titre du film, Après la tempête.
Mais, nous sommes chez Kore-eda qui, s’il a adouci son cinéma au fil du temps (notamment depuis sa propre paternité il y a neuf ans), n’oublie pas les cruautés et forces de résistance du réel. Dans un pauvre matin détrempé, la petite famille quitte l’immeuble de Yoshiko. Le charme de la famille réunie s’en est allé. Ryota a certes mûri et retrouvé son fils, mais il doit accepter de faire le deuil définitif de son amour pour Kyoko. Après un ultime geste d’adieu adressé à sa vieille mère, l’homme reprend seul le cours de son existence.
Philippe Leclercq