"L’Opéra", de Jean-Stéphane Bron. L’excellence à l’œuvre
L’excellence à l’œuvre. Voilà qui résume bien le parti pris documentaire de L’Opéra, le huitième long-métrage de Jean-Stéphane Bron. Une large saison durant (de janvier 2015 à juillet 2016), le cinéaste helvétique a promené sa caméra dans les couloirs, bureaux, salles et coulisses de l’Opéra national de Paris pour en ausculter le fonctionnement.
Le résultat, ou comment du labeur naît le beau, est passionnant.
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Enjeux internationaux
Qu’il s’intéresse aux victimes états-uniennes de la crise des subprimes (Cleveland contre Wall Street, 2010), à la vie politique de sa Suisse natale (L’Expérience Blocher, 2013) ou comme ici à l’Opéra parisien, le documentariste Jean-Stéphane Bron est mû par le même souci de vérité. Sa matière brute, il la triture, la malaxe, la presse afin d’en extraire un miel riche en éléments de réflexion.
À la différence de Frederick Wiseman – qui avait buté en 2009 sur sa propre béatitude pour la performance chorégraphique (La Danse, le ballet de l’Opéra de Paris) –, Bron se situe le plus souvent dans l’ombre ouvrière du grand rucher du chant et de la danse. Le moteur de son film se nourrit de la puissante énergie qui habite les lieux.
En quelques plans, le ton est donné. Un drapeau tricolore est hissé au frontispice de l’opéra Bastille. Le programme de la nouvelle saison est présenté à une presse nombreuse et fébrile ; le chef de l’État, entouré de quelques ministres idoines, assiste à une première.
On comprend d’emblée que ce qui se joue dans ce temple de l’art lyrique (Garnier et Bastille réunis) dépasse largement ses propres murs. L’Opéra de Paris est une vitrine, un symbole, un vaisseau de portée internationale qui, peu ou prou, charrie avec lui l’idée du prestige que le pays se donne de lui-même, l’idée qu’il se fait de sa culture offerte au monde comme un label de qualité. « C’est presque l’image de la France, une émanation de l’État. S’il y a une grève, ça se sait dans le monde entier », précise le réalisateur.
Beau travail harassant
Caméra au poing, Bron se glisse partout, rôde dans les arcanes administratives. Là où se tracent les grandes lignes politiques, économiques et culturelles de la maison. Où l’on discute autour du directeur Stéphane Lissner du prix (tellement emblématique) des billets, de la place accordée au mécénat (à vertu pédagogique), des négociations sociales (écho de la loi El Khomri), etc. Chaque décision est un engagement, un difficile exercice d’équilibre entre les différents pouvoirs qui s’agitent à l’intérieur et à l’extérieur de la prestigieuse institution.
Parcourant tous les étages de cette micro-société, le documentariste nous entraîne avec une humilité de novice – propre à rassurer le spectateur profane – dans la buanderie, dans l’atelier de couture, dans la salle des perruquiers, au maquillage, en régie ou au « casting » d’un taureau (sur Internet !) pour la représentation de Moïse et Aaron d’Arnold Schönberg. Il nous invite aux répétitions des artistes, et nous intéresse – nous émeut et nous amuse – aux questionnements du chœur (pour savoir s’il doit chanter en carré ou en diagonale), à la difficile prononciation de « wurst » (la « saucisse » allemande) par un soliste anglophone, à la reprise d’une phrase musicale ou d’un geste chorégraphique.
Au plus près des artistes au travail, Bron nous offre d’assister au fascinant phénomène de la création artistique, à l’instant précis où la voix se transforme à force d’exercices en un céleste chant lyrique, où le corps se meut en une suite plastique de formes et de lignes aériennes. Tout le film conduit à la captation de ce moment intermédiaire, fugace, né dans la sueur, le doute, la tension, la douleur, l’ivresse de la fatigue – et un puissant amour de l’art.
Deux scènes du film proposent une image bouleversante de cette quête infinie et épuisante du sublime. La première montre une cantatrice littéralement vidée, qui manque de défaillir au sortir de scène, avant de repartir saluer son public, la grâce en son visage ; toute aussi radieuse, une danseuse-étoile que l’on voit passer de la lumière des projecteurs à l’ombre des coulisses, abandonne en un clin d’œil son sourire figé et s’écroule, essoufflée, abattue par l’intensité de l’effort qu’elle vient de consentir.
Un corps d’élite
Jean-Stéphane Bron hante donc les coulisses, avant et (un peu) après le spectacle (guère pendant). Quel que soit l’endroit où il s’arrête, c’est à chaque fois la même concentration, la même application au travail que l’on voit s’afficher dans le cadre. Tous œuvrent ici avec passion à la même réussite, à l’excellence de la représentation, à la recherche ultime du beau geste offert au public.
Cette unanimité est assurée à l’écran par la circulation de la caméra dans l’espace des lieux. En allant des uns aux autres, celle-ci dessine un vaste corps (social, organique) auquel tous sont reliés par le goût partagé de l’effort, de l’honneur et du plaisir d’appartenir à une élite au niveau de laquelle ils doivent se hisser et se maintenir. Tous participent à des degrés divers à l’existence parfaite du spectacle.
Tous sont importants. Mais aucun n’est paradoxalement pas indispensable, comme le montre le remplacement au pied levé d’un ténor malade. Ainsi, l’image du film n’accorde guère plus de temps aux artistes (et aux stars comme le chorégraphe Benjamin Millepied) qu’aux techniciens ou à l’équipe administrative.
Ouverture et transmission
Seuls quelques visages – le directeur Stéphane Lissner, le jeune baryton-basse Micha Timoshenko, les élèves d’une classe de CM2 – apparaissent de manière récurrente. Ils renforcent l’unité du film. Leur présence permet de jauger l’air du temps hors les murs – l’actualité sociale (l’Opéra menacé d’une grève) et politique (les attentats parisiens de janvier 2015) – autant que le passage du temps nécessaire à l’apprentissage.
L’Opéra n’est pas un établissement figé dans le passé ; il n’est pas hermétique au présent. Il est un espace de vie artistique, fût-il privilégié, qui ne protège pas de la fureur du monde.
Il est également ouvert à la transmission musicale, grâce à des ateliers de pratique artistique, soutenus par le mécénat, tels que les « Petits Violons ». Là, comme leurs prestigieux aînés, des enfants de l’école parisienne des Poissonniers (REP) sont soumis à une rude formation musicale. Durant deux années, ils travaillent avec ardeur pour donner le meilleur d’eux-mêmes. Et pour parfaire le deuxième mouvement de la 7e symphonie de Beethoven qu’ils ont pour mission d’interpréter en fin de saison devant les responsables du programme d’éducation artistique « Dix mois d’école et d’Opéra » et leurs parents réunis. Là, et pendant un moment, l’Opéra ouvre ses portes et permet de faire société.
Philippe Leclercq
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• Vidéo : Les Petits Violons et le programme « Dix Mois d’École et d’Opéra », un documentaire de France 3.