"La Règle du jeu" à la Comédie-Française
La Règle du jeu dans la version de Christiane Jatahy donnée à la Comédie-Française ne peut séduire que quatre types de public : celui qui n’a jamais vu le film de Jean Renoir et l’intelligence brillante de sa composition, celui qui n’a pas vu Les Damnés d’Ivo Van Hove et la pertinence pénétrante de son usage de la vidéo, celui qui ne connaît pas la Comédie-Française et sa tradition de grands textes, et enfin celui qui est toujours content de tout, chaque spectacle étant pour lui une évasion tonifiante. Les autres auront bien du mal à taire leur déception.
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Jean Renoir à la scène : pour quelle actualisation ?
À dire vrai, cette version scénique du film de Jean Renoir ressemble à un catalogue de fausses bonnes idées, de complaisances gratuites au goût du jour et finalement de non -théâtre.
Non-théâtre parce que plutôt que de proposer un véritable travail de transposition d’un genre dans un autre, plutôt que d’allier image et scène, vidéo et présence, cette version propose successivement un film sur grand écran en guise d’acte I, un music-hall burlesque en guise d’acte II et un nouveau film ennuyeux à l’acte final, le tout ne laissant que de rares instants au jeu théâtral, au texte et à l’interprétation.
Christiane Jatahy affirme actualiser le film de Renoir : encore faudrait-il justifier l’utilité d’une pareille entreprise. Suffit-il de faire de Jurieux un navigateur qui sauve de la noyade des migrants pour délivrer un message d’actualité ? Suffit-il de faire voler un drone dans la salle et de filmer le public du Français pour être d’une modernité décoiffante ? Faut-il une fois de plus filmer les coulisses les loges et les couloirs du théâtre pour faire tomber des murs ? Faut-il inciter le public à chanter pour mêler espace fictif et espace réel ? Faut-il avoir choisi l’excellent Bakary Sangaré parce qu’il est noir pour jouer un gardien symbole des exclus de notre société ? Et faut-il enfin filmer comme dans les téléfilms pour créer l’illusion de la proximité ?
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Le théâtre et l’image filmée
Le public de la Comédie-Française devrait-il être sans culture, sans attente, sans références autres que celles des médias de masse ? D’ordinaire exigeant ce public sait être indulgent. Il le faut pour apprécier cette proposition. Du reste il faut aussi replacer ce spectacle dans l’ensemble de la programmation de la Comédie Française et plaider pour la variété des styles et des formes, pour l’inégalité des créations, heureuses ou malheureuses.
Plus profondément on se demandera vers quel type de relations se dirigent théâtre et images filmées. Récemment un historien du cinéma me rappelait que, lors du passage du muet au parlant, certains intellectuels craignaient qu’avec la parole sonore le cinéma se fasse la caricature du théâtre. Il semblerait qu’aujourd’hui le risque inverse se produise : qu’un certain usage de la caméra au théâtre fasse de ce genre une caricature esclave du cinéma.
Le théâtre envahi par le film, des acteurs devenus spectateurs de leur image, doubles inertes de leur personnage projeté, les dimensions de la scène réduites aux marges de l’écran : n’est ce pas une sinistre dialectique du maitre et de l’esclave qui se joue : la vidéo, longtemps subordonnée au théâtre, prenant, en ces temps nouveaux, le pouvoir ?
La fin de cette Règle du jeu illustre cette menace : c’est sur les images d’un générique de fin que le spectateur est invité à applaudir : nul ne croira à un hommage à Renoir, mais plus d’un craindra une allégeance à l’image.
Pascal Caglar