« Wrong Elements », de Jonathan Littell. Réflexion sur les exterminations de masse et le devenir des enfants-soldats
Les Bienveillantes (Prix Goncourt 2006) l’avait montré. La question de la violence institutionnelle et du meurtre de masse est au centre des préoccupations de Jonathan Littell.
L’homme de lettres franco-américain en poursuit aujourd’hui l’étude dans son premier long-métrage documentaire, Wrong Elements, en s’intéressant notamment au cas des enfants-soldats d’Ouganda. Son film constitue par ailleurs une des clés de lecture au surgissement de la horde d’enfants massacreurs à la fin des Bienveillantes.
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Une force de nuisance
Cette réflexion sur les exterminations de masse, en gestation depuis sa post-adolescence (Littell songe à l’écriture des Bienveillantes dès l’âge de vingt ans), mûrit au contact des peuples meurtris par la guerre auxquels il vient en aide dans le cadre de son action humanitaire durant les années 1990 (en Bosnie, Tchétchénie, Afghanistan, République démocratique du Congo). Elle se prolonge en 2008 dans un essai (Le Sec et l’Humide), et divers reportages effectués en Géorgie, au Sud-Soudan, à Ciudad Juarez (Mexique).
L’écrivain et journaliste publie ensuite Tchétchénie, An III (2009), et Carnets de Homs (2012), une suite de notes prises lors d’une visite dans la ville syrienne. Entre-temps, Littell aura mené deux enquêtes pour Le Monde sur la LRA (Lord’s Resistance Army, ou « Armée de résistance du Seigneur »), une soldatesque sanguinaire opposée au pouvoir central ougandais, et sujet de Wrong Elements.
À ce titre, le film s’inscrit dans la continuité de Shoah (Claude Lanzmann, 1985), S21, La machine de mort khmère rouge (Rithy Panh, 2003), Valse avec Bashir (Ari Folman, 2008), The Act of Killing (Joshua Oppenheimer, 2012), qui interrogent entre autres, et à leur manière, la question du massacre des populations érigé en système, et des problèmes corollaires de mémoire et d’oubli, de condamnation ou de pardon.
60 000 enfants-soldats
En 1987, le chrétien Joseph Kony fomente une rébellion destinée à renverser le président autocrate, Yoweri Museveni (toujours à la tête de l’Ouganda depuis 1986). Ce jeune homme, originaire de l’ethnie acholie, prétend avoir reçu sa mission des esprits. Son but : instaurer un état théocratique fondé sur les Dix Commandements. Très vite, son armée (l‘Armée de résistance du Seigneur, la LRA pour Lord’s Resistance Army) sème la terreur dans la partie septentrionale du pays ; elle commet de nombreuses exactions et kidnappe hommes, femmes, enfants pour gonfler ses rangs clairsemés. Le pays, usé par les violences de sa jeune indépendance (1962), est alors peu enclin au combat.
En près de trente ans, plus de 60 000 enfants et adolescents seront ainsi enlevés et emmenés dans le « bush » (maquis ou zone de brousse faiblement peuplée), et contraints de mener une guérilla de part et d’autre des frontières séparant l’Ouganda, la RDC, la Centrafrique (RCA) et le Soudan du sud.
« Ce qui est fait est fait »
Jonathan Littell filme quatre rescapés, aujourd’hui âgés d’une trentaine d’années, ayant accepté de témoigner de leur « captivité » : deux femmes, naguère esclaves sexuelles des chefs de la LRA, et deux hommes, anciens adolescents-tueurs à la solde forcée du groupe rebelle.
En contrepoint de la « petite » histoire portée par ces voix, de nombreux cartons d’informations et quelques (rares) images d’archives jalonnent le film et complètent son appareillage historique. Pour le spectateur néophyte, ces outils pédagogiques tissent une toile de fond précieuse à la compréhension du drame ougandais.
Le dispositif de Wrong Elements est simple, et à l’écoute des mots, des gestes, des regards, des mimiques, des soupirs, des silences. Attentif au langage du corps qui traduit par-delà les mots le malaise, les doutes, et les difficultés à vivre et à se reconstruire au présent. Cette attention particulière aux corps est aussi ce qui permet à Littell de faire cinéma, de faire de ses témoins les personnages complexes d’une histoire qui les hante, et qui les dépasse encore aujourd’hui.
Geofrey et son copain Mike – amnistiés depuis leur reddition, car jugés davantage victimes que bourreaux d’une guerre qu’ils n’avaient pas choisie – peinent à ordonner leurs confuses pensées. Le retour sur soi et le passé sanglant est difficile. Difficile de se situer, de trouver les mots pour comprendre, de composer avec une conscience lourde de culpabilité et de visions d’horreur.
Face à cela, la parade consiste souvent à surjouer la bonne humeur, à se réfugier derrière de gros sourires de façade, à adopter un comportement ostensiblement désinvolte. Comme un moyen mal assuré de se protéger. « Ce qui est fait est fait », lâche Geofrey dans un moment de détresse, à l’écart piteux d’une mère en deuil qui a fait le choix de lui pardonner pour le meurtre en réunion de ses propres enfants et autres membres de sa communauté villageoise.
Le cadre de la douleur
Geofrey explique son parcours. Il narre son enrôlement forcé, sa première victime vécue comme un traumatisme, une sorte de cap où le verrou de l’humain cède, et ouvre la porte à la folie arbitraire des exécutions massives. Séquence après séquence, le jeune homme raconte la force de l’oppression, l’engrenage, la peur constante d’être supprimé, l’obéissance, puis la fascination collective de l’action, le sentiment de puissance, et la monstruosité, la perte des repères, la rupture avec le monde, l’abîme qui sépare de l’Autre, de la victime étrangère qui indiffère.
Geofrey confie aussi comment il a échappé à la vengeance de la famille d’une de ses victimes, lui le « wrong element », l’indésirable comme tous ceux qui sont revenus du « bush » et que la société ougandaise refuse d’accepter désormais.
La durée cinématographique laisse peu à peu entrer dans le cadre de son espace une intériorité en souffrance. À l’image encore (et surtout) de Lapisa, ex-compagne du « boss » Joseph Kony, menacée de démence, qui fait ici l’objet d’une impressionnante séance d’exorcisme pour se libérer de ses démons du passé.
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Réveiller la mémoire
Littell ramène Geofrey, Mike, et la pétillante Nighty dans le « bush », sur les lieux fantômes d’un des camps sédentarisés de la LRA. Là, au milieu de la végétation à nouveau envahissante, le trio d’amis se souvient de sa vie d’autrefois. Et dessine la géographie du passé à coups de doigts pointés dans l’air, indiquant un emplacement, évoquant un souvenir. Soudain, les garçons découvrent dans le sol un fusil rongé par la rouille et les termites, vestige d’une enfance sacrifiée dont ils s’emparent avec stupeur. Ils mettent en joue, font mine de tirer. Et retrouvent dans cet espace chargé d’histoires sanglantes les gestes d’autrefois.
Au cœur de la brousse, on est au cœur du système du film. En emmenant les trois amis sur les lieux anciens de la barbarie, Littell entend faire parler leur mémoire et leur corps. Il attend qu’ils déterrent le passé enfoui en eux, inscrit dans leur chair et dans cet endroit du « bush ». Que les gestes, le jeu, le lieu réveillent en eux un peu de ce qu’ils étaient devenus.
Cette mise en situation est un des principaux ressorts de la mise en scène de Wrong Elements qui consiste à interroger la mémoire et l’espace – la mémoire de l’espace – pour comprendre comment des enfants ont pu devenir des tueurs de masse.
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Comprendre la barbarie
Littell filme les visages comme les lieux. Avec la rigueur du journaliste-reporter et l’attention, l’empathie de l’écrivain pour ses personnages. Il les cadre au format 4/3, soit une image aux dimensions réduites, qui traduit parfaitement l’esprit de traque qui anime le cinéaste.
Celui-ci scrute les regards, fouille la brousse qui est un labyrinthe. Il profite du passage d’une colonne de soldats à la recherche de Joseph Kony (toujours en liberté à ce jour) pour la suivre de près. L’image devient alors emblématique du jeu de pistes auquel se livre Littell.
Un autre hasard, celui de la reddition en janvier 2015 de Dominic Ongwen, l’un des cadres les plus sanguinaires de la LRA (lui-même kidnappé durant l’enfance), lui fournit enfin l’occasion de toucher du doigt la barbarie et la question de la responsabilité. L’image (à ne pas prendre pour argent comptant) est stupéfiante. Cet homme, qui a dirigé personnellement des massacres de réfugiés, apparaît perdu, démuni lors de son transfert aux autorités ougandaises, puis au cours de son procès devant la Cour Internationale de Justice de La Haye.
Que dire alors de la distance qui sépare ce petit homme des carnages dont il s’est rendu coupable ? Pour tenter de répondre à cette question, Littell offre à Geofrey, Mike et Nighty de visionner ensuite l’enregistrement du procès et de le commenter. Cette mise en miroir, ou champ/contrechamp des images, permet de délier les langues, et ainsi de percevoir un peu mieux l’identité de chacun et l’humanité qui distingue le bourreau des victimes.
Philippe Leclercq
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• RFI : Ouganda: l’armée américaine met fin à sa traque contre la LRA (25 mars 2017).
• RFI : Ouganda: aux sources mystiques de la LRA (18 avril 2016).
Voir sur ce site, notamment :
• « L’Élimination », de Rithy Panh, avec Christophe Bataille, par Yves Stalloni.
• Enseigner le génocide des Tutsi au Rwanda, du collège à l’université.
• « Englebert des collines », de Jean Hatzfeld, par Norbert Czarny.
• « Le Dernier des injustes », de Claude Lanzmann, par Anne-Marie Baron.
• Et dans le numéro 3 de « l’École des lettres » 2016-2017 les études consacrées à « Sothik », de Marie Desplechin et Sothik Hok, témoignage d’une enfance cambodgienne sous le régime des Khmers rouges.