"Loving", de Jeff Nichols
1958, État de Virginie. Mildred Jeter et Richard Loving s’aiment. Il est Blanc, elle est Noire. Pour échapper aux lois ségrégationnistes en vigueur, et dans l’attente imminente de leur premier enfant, le couple part se marier hors des frontières de l’État.
Arrêtés puis condamnés à un an de prison – suspensif en cas d’exil du territoire virginien –, les époux Loving se réfugient à Washington. Là, loin des leurs mais soutenus par l’ACLU (American Civil Liberties Union), ils entament une procédure de défense de leurs droits civiques qui les conduit jusqu’à la Cour suprême des États-Unis.
En 1967, celle-ci prononcera l’arrêt « Loving versus Virginia », cassant le jugement de l’État de Virginie.
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Page d’histoire
Le cinéma de Jeff Nichols a les deux pieds plantés dans la terre du sud des États-Unis. Depuis Shotgun Stories en 2007, ce natif de Little Rock (Arkansas) en revisite l’âme tourmentée avec une humanité aussi constante que les genres qu’il utilise sont variés.
Après le thriller westernien (Shotgun Stories), le film catastrophe (Take Shelter, 2011), l’aventure (Mud – Sur les rives du Mississippi, 2012) et le road-movie fantastique (Midnight Special, 2016), c’est au biopic qu’il a recours cette fois pour tourner quelques-unes des pages du grand livre d’histoire du pays. Soit le long combat des Loving et leur victoire révolutionnaire conduisant à l’abrogation des lois contre le mariage interracial du Racial Integrity Act.
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Approche humaine
Jeff Nichols n’est pas un cinéaste de l’épate. Il ne fait pas de la lutte des Loving le moteur de l’intrigue. La procédure judiciaire est ici réduite à portion congrue, et le verdict du célèbre procès final limité à un simple coup de téléphone adressé à Mildred.
Le scénario de Loving, que Nichols a écrit, se distingue des poncifs du genre qui consistent à souligner à coups de scènes édifiantes le courage des protagonistes (cf. Erin Brockovich en 2000). Ses « héros » ne sont jamais les otages d’une intrigue sensationnelle et d’une idéologie portée comme un étendard. Les Loving n’étaient pas, et ne sont pas ici, des activistes.
L’histoire que raconte Nichols, comme sa mise en scène, demeure à hauteur de ses personnages, à leur écoute, au cœur d’une intimité simple et ordinaire. Son approche est chaleureuse, douce, enveloppante, dotée d’un respect et d’un amour tels, que le regard qu’il porte sur eux leur donne une chair, une existence qui crève l’écran et qui bouleverse. C’est l’humain qui l’intéresse, l’être humain pris au piège des absurdités des hommes.
Atmosphère anxiogène
La majeure partie du récit s’élabore autour du quotidien de Mildred et de Richard : une somme de gestes banals, de mots anodins, et de rencontres en famille ou entre amis. Tous ces moments minuscules cimentent la vie de cet humble maçon et de son épouse que l’on voit souvent au travail ; elle, occupée à des tâches ménagères et à l’éducation de leurs enfants, lui sur des chantiers ou en train de bricoler un moteur de voiture. Leur parole est économe. Richard est un taiseux, Mildred une femme discrète. Aucune scène bavarde, aucun dialogue démonstratif ne surchargent la mise en scène d’une élégante sobriété.
Confiant en ses outils cinématographiques et en ses acteurs (excellents !), Jeff Nichols s’intéresse davantage au langage des corps. Ce sont là des regards, des sourires, une main dans une autre main, une tête posée sur une épaule, une attitude, un signe, un détail qui disent les sentiments et font circuler dans l’espace du cadre une petite poésie de l’amour tendre.
Nichols filme avec une attention rare la contiguïté amoureuse des corps et l’opprobre qui pèse sur eux. Le danger de la violence raciste voisine ici avec la fragile beauté du couple, menace son équilibre, mine les visages, se loge insidieusement dans les plis du récit, les ellipses et le hors-champ des images.
Un climat anxiogène plane en permanence sur la narration. Cette tension ronge les esprits, a fortiori celui de Richard qui, dès les premières images du film, exprime son désir de construire une maison pour mettre les siens à l’abri des périls qui grondent alentour.
L’égalité en marche
Le mélodrame que tisse Nichols est ourdi de nombreux fils qui le rattachent au récit collectif, un peu comme des bizarreries ou des accidents sur la route de ce couple « sans histoire ». Sans ignorer les lois ségrégationnistes qu’ils enfreignent, les bien nommés Loving vivent leur histoire d’amour comme un truisme, une évidence nécessaire qui n’est en aucun cas, à leurs yeux, un acte politique.
Pourtant, en ce début des années 1960, les choses bougent, s’accélèrent dans le pays, à l’image des courses de voitures auxquelles participe Richard. Martin Luther King, aperçu par Mildred à la télévision, est en « marche sur Washington pour l’emploi et la liberté » des Afro-américains (« I have a dream… »). Robert Kennedy, à qui une amie de Mildred conseille d’écrire, est engagé dans la lutte pour les droits civiques.
Insensiblement alors, la grande histoire nationale rattrape la petite histoire des Loving dont le procès retentissant marquera un tournant majeur dans le mouvement vers l’égalité des races aux États-Unis.
Philippe Leclercq
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.• Voir sur ce site : « Wake Up America, 1940-1960 », John Lewis et la lutte contre la ségrégation raciale aux États-Unis. Récit d’un destin hors du commun, par Marie-Hélène Giannoni.
Les tomes 2 et 3 de ce récit paru aux éditions Rue de Sèvres seront prochainement présentées dans « l’École des lettres ».