"J. Edgar", de Clint Eastwood
Clint Eastwood aime raconter des histoires d’hommes solitaires, marginaux, incontrôlables. La rétrospective qui lui est consacrée à la Cinémathèque française permet d’en découvrir une belle brochette.
Leur violence – en acte ou intérieure – retrouve un élément clé du cinéma américain traditionnel, mais elle est généralement située dans un contexte socio-politique et liée à l’histoire même des États-Unis. Conflits meurtriers de pouvoir, meurtre inscrit dans les mœurs par la guerre et l’atavisme de la conquête, meurtre répressif ou préventif exigé par la raison d’État.
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Un caractère nettement obsessionnel
Aussi taciturne que Pale Rider, aussi inadapté que le vétéran d’Heartbreak ridge (Le Maître de guerre), aussi replié sur lui-même que l’entraîneur de boxe de Million dollar baby, J. Edgar Hoover a été le personnage le plus mystérieux de l’histoire moderne pendant un demi-siècle. Le « biopic » que Clint Eastwood lui consacre tente de faire un peu de lumière sur le créateur du FBI. Mais, comme le souligne le choix du prénom comme titre, plus sur la vie intime de l’homme que sur la carrière de l’homme politique le plus puissant du pays, parce qu’il détient les secrets de la vie privée de tous les dirigeants.
L’apparition d’Hoover dictant ses mémoires à son biographe dans les années 1970 est saisissante. On reconnaît à peine Leonardo di Caprio grimé en vieillard. Le scénario de Dustin Lance Black suit le récit de sa vie et revient en flash back sur les moments marquants de son expérience personnelle et de sa vie politique, de 1919 à 1972, racontés du point de vue de Hoover, alors qu’ils sont connus surtout par des rumeurs. Il souligne certains éléments : avant tout, l’influence déterminante d’une mère tendre, mais autoritaire – avec qui il a vécu jusqu’à 43 ans –, qui attend beaucoup, lui a communiqué un sens très rigoureux de la morale et dont il a toujours respecté les avis.
Un caractère nettement obsessionnel, éprouvant une véritable jouissance à classer, ficher, étiqueter, une exigence de précision maniaque lui ont inspiré la nécessité de centraliser les informations (empreintes digitales en particulier), de mettre sur pied les méthodes modernes d’expertise médico-légale et une batterie de lois fédérales encore en vigueur. Et surtout le traumatisme de son coup de foudre non partagé pour celle dont il va faire sa secrétaire privée parce qu’elle refuse de devenir son épouse, refus qui va déclencher une crainte durable des femmes.
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Une incarnation du puritanisme américain
Ces points de sa personnalité rendent le personnage humain, voire sympathique. Car le film découvre la fragilité sous sa force et son autorité. Et permet de comprendre ses paradoxes : le culte de la vérité et l’habitude de la tordre selon ses besoins, la lutte intérieure contre ses principes moraux avant de s’avouer une tendance homosexuelle, alors que ces mêmes principes alimentent sa hargne contre le crime, contre les dangers réels ou fantasmés – communisme, prévarications des hommes politiques, complots plus ou moins imaginaires.
Il faut dire qu’il entre au Bureau à vingt ans au moment de l’invasion bolchévique, ce qui le rendra incapable de percevoir les signes de détente entre Est et Ouest. Méprisant et manipulant Mac Carthy, réprouvant ses méthodes, il a incarné le puritanisme américain, le patriotisme et le dévouement absolu à son pays.
Il a réussi à détrôner dans l’imaginaire collectif le prestige des gangsters comme John Dillinger, qu’il a arrêté, pour imposer celui du FBI jusque dans les bandes dessinées ou sur les paquets de corn flakes. Mais cette figure emblématique de héros moderne a des contradictions de taille : à la fois rigoureux et paranoïaque, passionné par le turf et ennemi des paris, acharné à poursuivre les criminels et ami des mafieux qui lui donnent des tuyaux aux courses et le laissent tranquille, il est capable de déployer tout l’arsenal de la recherche policière la plus sophistiquée pour trouver l’homme qui a kidnappé le bébé de Lindbergh mais d’ignorer des représentants notoires du crime organisé.
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Les dessous du pouvoir
Le film éclaire ainsi à travers lui les dessous du pouvoir américain et donne des clés pour en comprendre les failles, l’assassinat des frères Kennedy ou le 11 septembre par exemple. Il montre que différents services peuvent se combattre, que les intérêts divergent et explique comment un jeune homme attaché à servir son pays le plus efficacement possible se laisse peu à peu enivrer et corrompre par le pouvoir exorbitant qu’il a su acquérir sur ses collègues, y compris les huit présidents des États-Unis qui se sont succédé pendant son mandat. Sans jamais le discréditer aux yeux du spectateur, Clint Eastwood déploie la complexité du personnage et, derrière les coups d’éclat de l’autoritaire patron du FBI, évoque avec dignité et discrétion sa liaison probable avec Clyde Tolson, son homme de confiance.
L’interprétation de Leonardo di Caprio fait d’Edgar Hoover un homme très proche, en nous contraignant à voir l’Histoire par ses yeux, à épouser ses sentiments, à comprendre son désir de servir et de dominer, de se consacrer à son pays et d’entrer dans l’Histoire. C’est une performance physique, par les changements à vue que l’âge oblige l’acteur à accuser, mais surtout une performance dans la composition de ce rôle qu’il sait nuancer et dont il parvient à rendre attachantes les multiples facettes. Judi Dench est admirable en mère castratrice et séduisante qui va peser si lourd sur la névrose de son fils.
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Comme un combat de grands fauves offert à une foule fascinée
La reconstitution des décors et des costumes de l’époque, d’une rare exactitude, revêt un caractère symbolique, comme la Library of Congress, cadre idéal de la compulsion classificatoire du jeune homme ou son bureau de Pennsylvania avenue, par la fenêtre duquel il regarde de haut défiler les présidents. La finesse de ses analyses, sa mise en scène et son casting rendent le film passionnant. Comme un combat de grands fauves offert à une foule fascinée.
Anne-Marie Baron