« Julieta », de Pedro Almodóvar
Les inconditionnels d’Almodóvar seront peut-être déçus, en premier lieu, par le titre du dernier film du maître. Julieta, pour un réalisateur habitué à des choix particulièrement inventifs (Femmes au bord de la crise de nerfs, Attache-moi, Talons aiguilles, Tout sur ma mère, Parle avec elle…) peut paraître banal ou paresseux.
Sauf que ce titre s’inscrit toujours dans le paradigme de la féminité, qui semble être une marque de fabrique de l’Espagnol ; et qu’en bridant son imagination titrologique, celui-ci tient à nous signaler un changement dans sa manière.
.Une adaptation de trois nouvelles d’Alice Munro
Pas d’exubérance, pas de baroquisme, pas d’effets spectaculaires ni de comédiens flamboyants dans Julieta. Almodóvar, naturellement porté à la surenchère, semble avoir délibérément opté pour l’économie, la pudeur, la retenue, le non-dit. Traitant un sujet grave, douloureux, le cinéaste de l’invraisemblable Piel que Habito ou du fort moyen Amants passagers préfère renoncer aux excès, ceux de la fantaisie comme ceux du pathos. Et pourtant les occasions d’en rajouter ne manquent pas ici, tant le scénario est riche, chargé de tension et de rebondissements.
Le cinéaste maîtrise tout, accepte de se contrôler, de se censurer, finalement satisfait, comme il le reconnaît dans un entretien, « d’avoir réussi à faire un film austère, où il n’y pas la moindre trace d’humour » (Télérama, n° 3 460, 4 mai 2016, p. 8).
Cette mutation, il prétend la devoir à la Canadienne Alice Munro, Prix Nobel de littérature 2013 dont il adapte, très librement, trois nouvelles tirées de Fugitives. Explication très acceptable que l’on complèterait volontiers par une autre, plus personnelle : l’homme a mûri, a changé. Après vingt films, il semble avoir épuisé les plaisirs de la provocation pour chercher à exploiter les vertus de l’épure.
. « Rien de trop » dans « Julieta »
« Rien de trop » dans Julieta. La formule, inscrite en lettres grecques au fronton du temple de Delphes, peut s’appliquer au film, en totalité centré sur une femme (d’où le titre…) qui, de la fin de son adolescence au seuil de sa vieillesse, va traverser quelques moments de bonheur intense et beaucoup de terribles épreuves.
De ces péripéties, le minimum nous est donné. Almodòvar, convaincu de l’intelligence de son spectateur, juge inutile de forcer le trait, de délayer le propos. Les situations, les personnages, les images s’arrêtent souvent au niveau de la suggestion, simplement posés comme des pierres d’attente, en apparence gratuites, mais dont la fonction va se révéler au fil du spectacle.
Deux exemples seulement : l’homme du train, au début, dont la présence ne paraît pas justifiée et le suicide semble mystérieux, va prendre sens par la suite. Le père de Julieta, qui néglige sa femme malade pour retrouver le goût de vivre auprès d’une jeune Marocaine, ne semble pas se rattacher à l’intrigue – alors que son cas reproduit, à l’envers, celui de Julieta et Xoan, et, en introduisant dans cette histoire de famille, une troisième génération, ajoute de la profondeur au message.
.De la mort naît la vie
Quel message en définitive ? Celui du dialogue mère-fille ? celui des « pubertés difficiles » (expression de Jules Laforgue) ? celui du couple et de ses problèmes ? celui de l’amitié ? celui de la culpabilité ? de la fragilité du bonheur ? de la solitude ? Tous ces thèmes sont présents, mais un autre les domine et les subsume, conférant au film sa dimension véritable de nature quasi allégorique : la dialectique de la vie et de la mort. On meurt beaucoup dans Julieta, mais chaque disparition est associée à une renaissance.
Le suicide de l’homme du train coïncide avec la rencontre avec Xoan ; la noyade dramatique du pêcheur correspond à l’envol personnel de Antia, la fille du couple ; la mort de la mère de l’héroïne permet au vieux père de refaire sa vie ; le décès de l’amie artiste, Ava, provoque la rencontre avec Lorenzo, l’écrivain ; enfin, l’accident qui coûte la vie au fils aîné d’Antia (prénommé Xoan, comme son grand-père) favorise le rapprochement de la mère et de la fille et annonce la fin du supplice de Julieta qui, à ce moment, retrouve Lorenzo.
De la mort naît la vie. Après qu’a été illustré la réciproque. Le cycle est infini qui permet de passer de la joie à la souffrance, de la souffrance à l’espoir – celui sur lequel s’achève ce film, plein de tact et de subtilité. Mais également de talent, dans l’art de filmer et de diriger les acteurs. De la belle ouvrage.
Yves Stalloni